METZ
PAROISSE ORTHODOXE DES TROIS SAINTS HIERARQUES
Basile-le-Grand, Grégoire-le-Théologien et Jean-Chrysostome
православная церковь русской традиции
Le texte qui suit a été préparé pour une communication le 24 novembre 2015, dans le cadre d’un cycle de conférences organisé par le Centre Autonome d’Enseignement et de Pédagogie religieuse (CAEPR), à Metz, sur le thème : « Prendre soin de la création. Un défi, un appel ? Quelles réponses ? ».
En cette fin d’année 2015, le thème de l’environnement s’invitait dans l’actualité, avec l’organisation de la Conférence internationale de Paris sur le climat (COP21). Réunissant les dirigeants de 195 États et de l’Union Européenne, la COP21 s’est conclue en décembre 2015 par l’Accord de Paris, considéré alors comme une avancée historique dans la lutte contre le réchauffement climatique, puisqu’il engageait tous les pays à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de manière à maintenir le réchauffement sous la barre des 2° d’ici à 2100. Mais entre les engagements et leur mise en pratique, il y a toujours un écart !
En mai de la même année, la publication de l’encyclique Laudato si du Pape FrançoisPape François : Loué sois-tu - Laudato si. Encyclique. 2015. Texte disponible dans plusieurs éditions, notamment Bayard, Cerf, Mame, et sur internet (lien ci-contre). avait marqué l’entrée des préoccupations écologiques dans le discours officiel de l’Église catholique.
Nous sommes maintenant en 2021. Entre temps, la gravité de la situation n’a fait que se confirmer. Bien plus : les conséquences du changement climatique s’accélèrent plus vite que prévu, avec des phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents et de plus en plus dévastateurs, sans compter toutes les autres dégradations de notre écosystème : déclin irréversible de la biodiversité, pollutions de toutes sortes, menaces sur les ressources vitales. Les enjeux sont connus, je n’ai pas besoin de les rappeler. Un peu partout, les populations prennent conscience de l’urgence écologique : il y va de l’avenir de l’humanité sur cette planète.
Dans ce contexte, ensemble ou séparément, les églises actualisent progressivement leur message, à savoir que la foi chrétienne implique une attitude responsable envers l’environnement. C’est ce qu’a montré notamment un colloque de l’ISEO (Institut supérieur d'études œcuméniques), intitulé « Responsabilités chrétiennes dans la crise écologique, quelles solidarités nouvelles ? », qui s’est tenu en visioconférence depuis Paris (le Covid étant passé par là) du 22 au 24 février 2021.
Cependant, bien que l’Église orthodoxe ait la première exprimé sa doctrine en la matière, il nous semble que la vision orthodoxe, qui découle de la Bible et de l’enseignement des Pères, et ne change donc pas au gré des événements, reste encore largement méconnue.
C’est cette vision biblique et patristique du sens de la création que voudrait promouvoir le présent document, tel qu’il a été écrit en 2015.
Ma sensibilité aux problèmes écologiques remonte aux années 1970, lorsque j’avais environ vingt-cinq ans. Elle s’est traduite notamment par le vote René Dumont aux élections présidentielles de 1974. Mon engagement était alors principalement inspiré par Gandhi. Certes, du temps de Gandhi, dans la première moitié du XXe siècle, la question de l’environnement ne se posait pas encore comme aujourd’hui, mais sa vie et son combat étaient animés par une valeur centrale : la limitation des besoins, la sobriété, et cela pour deux raisons :
- pour la justice : n’utiliser que les moyens accessibles à tous, ne s’approprier des ressources de la terre que la part qui est donnée en partage aux pauvres, ne pas posséder ce que les plus pauvres ne peuvent pas se procurer ;
- pour la liberté : pour ne pas être soumis à des besoins artificiellement créés par un système économique qui tend à imposer sa loi. Rappelons que la démarche de Gandhi se situe dans le contexte du combat pour l’indépendance de l’Inde. Mais plus fondamentalement, il s’agit d’une liberté intérieure, par la maîtrise de soi.
Cette sobriété comme mode de vie, associée à la pratique de la non-violence, était sous-tendue chez Gandhi par une vision spirituelle très profonde, assez proche de l’Evangile. Gandhi a été une étape dans mon itinéraire spirituel vers l’orthodoxie.
Aujourd’hui, un peu dans le même esprit, mais avec une claire motivation écologique, le thème de la sobriété heureuse est repris avec force par Pierre Rabhi. Il a activement contribué, entre autres, à la mise en œuvre de la vocation écologique du monastère orthodoxe de Solan, dans le Gard.
J’en arrive donc à l’orthodoxie, et je voudrais vous convaincre qu’elle a une affinité naturelle avec les préoccupations écologiques.
Le Patriarcat de Constantinople, qui jouit d’une primauté dans l’Église orthodoxe, a pris des initiatives très tôt en faveur de la protection de l’environnement, notamment avec l’encyclique adressée à toutes les Églises orthodoxes dans le monde par le Patriarche Dimitrios en 1989, instituant le 1er septembre (premier jour de l’année ecclésiastique orthodoxe) comme jour de prière pour la protection et la préservation de l’environnement naturel. Son successeur, l’actuel Patriarche Bartholomée, est universellement connu pour son engagement inlassable en faveur de cette même cause, ce qui lui a valu le surnom de Patriarche vert. Il a organisé ou apporté sa contribution à de nombreux colloques internationaux. L’une de ses conférences sur le sujet a été publiée en français.Patriarche Bartholomée : Et Dieu vit que cela était bon. Cerf, 2015.
Je suis convaincu en effet que la tradition orthodoxe a quelque chose à apporter. Son originalité ne se situe pas tant au niveau des solutions à mettre en oeuvre. Nous n’avons pas de recette magique. Nous savons que les mesures concrètes sont difficiles à prendre. En outre, elles peuvent avoir des effets pervers imprévus. Mon objectif est de proposer une autre vision du monde, une perspective motivante, de laquelle devrait découler une autre attitude.
La qualité de l’environnement, si elle implique une réduction de notre consommation, est-elle en concurrence avec ma qualité de vie ? Cette question est un peu le fil conducteur de cette série de conférences. Je répondrai déjà que ma qualité de vie dépend pour une part de la qualité de l’environnement : je suis plus heureux si je respire de l’air pur, si je bois de l’eau de bonne qualité, si je mange des aliments sains avec le bon goût du terroir, si je peux me détendre et me ressourcer dans des paysages à la beauté préservée
Vous me direz que, si je suis assez riche, je peux m’affranchir des conséquences de la dégradation de l’environnement produite par mon mode de vie : je peux me payer des produits bio, je peux me réserver des lieux protégés ; je peux envoyer mes déchets loin de moi, chez les autres, dans les pays pauvres. Mais alors se pose une question de justice. Quelle est la valeur d’une qualité de vie qui se construirait aux dépens des autres ? Comment puis-je accepter d’être heureux au prix du malheur des autres ?
Un dicton populaire dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres. En effet, il arrive que l’on se réjouisse du malheur des autres lorsqu’on y trouve un avantage pour soi-même. Mais c’est là une attitude de l’humanité déchue, marquée par le péché.
Le principe évangélique est très différent. Il est magnifiquement exprimé par saint Paul : « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent et pleurez avec ceux qui pleurent » (Rom. 12,15). C’est une déclinaison du commandement évangélique : « Aime ton prochain comme toi-même » (Matth. 19,19 ; 22,39…). Si je suis dans cette démarche d’amour, la joie de n’importe quel homme fait ma joie, et je compatis avec tout homme qui souffre. « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. » (1 Cor. 12,26). Ma qualité de vie est liée à celle des autres. La question de la justice, qui implique un esprit de solidarité, est donc aussi une question spirituelle.
Or notre mode de vie, basé sur le confort matériel et la consommation, crée du malheur dans le monde. Je cite le Patriarche Bartholomée :
« Les scientifiques estiment que les plus touchés par le réchauffement climatique dans les années à venir seront les plus démunis. C’est pourquoi le problème écologique de la pollution est directement lié au problème social de la pauvreté. Toute activité écologique est en fin de compte mesurée et passée au crible de son impact et de son effet sur le pauvre. Notre préoccupation pour les questions écologiques est donc directement liée aux questions de justice sociale, et plus particulièrement celle de la faim dans le monde. Une Église qui néglige de prier pour l’environnement naturel est une Église qui refuse d’offrir à boire et à manger à une humanité souffrante. De même, une société qui ignore son mandat de prendre soin de tous les hommes est une société qui maltraite la création de Dieu, y compris l’environnement naturel, ce qui équivaut à un blasphème. (…) En tant que le plus important des problèmes éthiques, sociaux et politiques, la pauvreté est directement et profondément liée à la crise écologique. Un fermier pauvre en Asie, en Afrique ou même en Amérique du Nord, sera confronté quotidiennement à la réalité de la pauvreté. Pour ces fermiers, un mauvais usage de la technologie ou l’éradication des forêts ne sont pas uniquement dangereux pour l’environnement ou destructifs pour la nature : ils affectent directement et profondément la survie même de leur famille. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Agir pour l’environnement en renonçant à quelques avantages est donc une question de justice :
- par rapport aux pauvres, qui sont les premières victimes des diverses pollutions et de l’épuisement des ressources, les premiers touchés par les dérèglements climatiques ;
- et, ce qui est peut-être pire, car elles ne sont pas là pour se défendre, par rapport aux générations futures, qui auront à payer la facture, en se trouvant déshéritées du patrimoine que nous aurons dilapidé, avec la charge de gérer nos déchets pour des milliers d’années, sur une terre devenue inhospitalière.
« C’est un fait qu’aucun système économique, aussi avancé technologiquement ou socialement soit-il, ne peut survivre à l’effondrement du système environnemental qui le supporte. Cette planète est véritablement notre maison, mais c’est aussi la maison de tous, puisqu’elle est la maison de chaque créature animale comme celle de toute forme de vie créée par Dieu. C’est un signe d’arrogance que de prétendre que seuls nous, les hommes, habitons ce monde. C’est aussi un signe d’arrogance que de s’imaginer que seule notre génération habite cette terre. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
On ne peut pas séparer non plus les problèmes environnementaux de celui de la répartition équitable des ressources de la terre.
La question de la justice est abondamment développée dans l’encyclique Laudato si du Pape François.Pape François : Loué sois-tu - Laudato si. Encyclique. 2015. Texte disponible dans plusieurs éditions, notamment Bayard, Cerf, Mame, et sur internet (lien ci-contre). C’est aussi la visée des actions comme la marche oecuménique pour la justice climatique, ou d’autres initiatives d’associations à vocation humanitaire. Evidemment, l’Eglise orthodoxe ne l’ignore pas non plus, comme le montre l’engagement du Patriarche Bartholomée. Cet aspect est en lui-même suffisant pour que l’on prenne des mesures efficaces pour protéger l’environnement. Toutefois, ce ne sera pas l’axe principal de mon exposé, car je veux me concentrer sur un apport plus spécifique de la tradition orthodoxe : la dimension spirituelle.
« Il faut comprendre que la crise environnementale que traverse le monde d’aujourd’hui, comme d’ailleurs toutes les autres crises, qu’elles soient économique, financière ou morale, est avant tout une crise spirituelle. (…) Elle signale que quelque chose ne va pas dans notre relation avec Dieu, les hommes et le monde matériel. (…) L’environnement naturel ne doit jamais être considéré de manière étroite, mais dans une perspective beaucoup plus large. Une vision spirituelle du monde matériel l’envisage toujours en relation avec le Créateur, ce qui n’est pas sans conséquences pour notre appréciation chrétienne des problèmes environnementaux. Cette vision spirituelle du monde nous dicte le respect de la création de Dieu, puisque notre rapport aux choses matérielles reflète nécessairement notre rapport à Dieu. Notre sensibilité spirituelle vis-à-vis de la création matérielle reflète clairement la sacralité que nous réservons aux choses célestes. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Selon les critères de ce monde, on identifie généralement la qualité de vie avec le confort des temps modernes, confort permis et apporté par les technologies industrielles, avec la possibilité de consommer toujours plus, où alors, ce qui est plus sophistiqué, avec le bien-être corporel et mental, l’épanouissement personnel, qui peut tourner à l’idolâtrie de soi-même.
Il m’arrive de regarder des émissions littéraires à la télévision. Un soir, l’une d’elles avait un invité connu comme spécialiste des religions, et revendiquant lui-même d’avoir sa propre spiritualité (qui s’accorde en partie avec l’Evangile, mais avec des pratiques venant plutôt du bouddhisme). Les autres invités étaient athées ou agnostiques, et plutôt sceptiques quant aux bienfaits d’une vie spirituelle. Comme pour vérifier si la spiritualité du spécialiste présente un intérêt tangible, on lui pose cette question : êtes-vous heureux ? Il répond oui : sa spiritualité le rend heureux. Tant mieux pour lui ! Je vous souhaite aussi à tous d’êtes heureux !
Dans une autre émission, un philosophe athée est en présence d’un contemplatif chrétien. On invite le chrétien à parler de lui-même et de sa foi. Ayant entendu son témoignage, l’auteur athée fait valoir qu’il a trouvé un meilleur équilibre dans sa propre vie, un rapport au monde qui le satisfait mieux : il préfère sa vie sans Dieu à la vie du chrétien qui ne le convainc pas.
Je me suis alors demandé ce que j’aurais répondu si on m’avait posé la question : êtes-vous heureux ? Je n’aurais pas pu répondre non, car ce qui me nourrit dans ma foi chrétienne a la capacité de me combler, donc de me rendre heureux. Mais d’un autre côté, comment pourrais-je répondre que je suis heureux alors que je suis témoin de toute la souffrance du monde ! Ce serait mépriser tous mes frères qui sont humiliés, persécutés, ou tout simplement blessés par la vie ! Car si ce spécialiste de la spiritualité et ce philosophe athée peuvent se dire heureux et épanouis, c’est parce que la vie leur sourit, ce sont des privilégiés : ils jouissent de la célébrité, de la santé et de la prospérité, ils sont bien dans leur tête et dans leur corps, ils sont (pour le moment) à l’abri du malheur.
Mais les chrétiens ont une autre perspective : « Quand le Christ, votre vie, paraîtra, vous paraîtrez avec Lui dans la gloire » (Col. 3,4). Nous ne pouvons nous satisfaire d’un bonheur égoïste, qui nous cantonnerait dans notre finitude. Nous avons besoin d’infini : « Ô Dieu, mon âme a soif de Toi, ô combien ma chair Te désire », dit le psalmiste (Ps. 62,1-2). La vie humaine n’a de sens qu’en relation avec Dieu.
C’est la ruse du serpent de nous faire croire que notre bonheur est dans la consommation et dans la jouissance des biens temporels. Il a réussi à tromper Eve (cf. Gen. 3,1-6), mais c’est un mensonge. Notre bonheur est dans une juste relation avec la création et avec le Créateur. Notre référence concernant le bonheur se trouve dans les Béatitudes : « Bienheureux les pauvres, les doux, les coeurs purs, les persécutés pour la justice… » (Matth. 5,3-12). Non pas ceux qui sont dans le bien-être, mais ceux qui s’offrent à l’amour de Dieu.
Je vais donc tenter de présenter la vision chrétienne orthodoxe, afin que vous puissiez juger de sa pertinence pour aborder les problèmes et les défis environnementaux qui surgissent en notre siècle, et pour réfléchir à ce qu’est la qualité de vie, à ce qui est bon pour l’homme.
L’approche orthodoxe est toujours biblique et patristique. Ce n’est pas une doctrine nouvelle, élaborée pour la circonstance. C’est l’enseignement de l’Evangile, c’est l’enseignement des Pères de l’Eglise et de toute la tradition orthodoxe. Les Pères étaient littéralement habités par la Bible, ils parlaient le langage de la Bible, c’est la Bible qui parlait en eux. Ils avaient une conscience de l’unité profonde de la Bible, la clé de cette unité étant le Christ. C’est pourquoi il y a une grande cohérence entre la doctrine et le vécu de l’Eglise. Pour les fidèles habitués aux offices orthodoxes, cet héritage patristique est rendu familier et vivant par l’hymnographie byzantine, qui est à la fois poésie, théologie, prière et catéchèse, et dont il faut souligner l’importance.
La Bible affirme que le monde est créé par Dieu : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre » (Gen. 1,1). Le mot grec pour au commencement est εν αρχη (en archi). Saint Basile-le-Grand, archevêque de Césarée en Cappadoce au IVe siècle, dans ses homélies sur les six jours de la création dans la Genèse, explique comment il faut comprendre ce mot :
« Sans aucun doute appelle-t-on αρχη le premier mouvement, comme dans ce passage : Le commencement de la bonne voie est de pratiquer la justice. Mais on appelle encore αρχη ce d'où vient qu'une chose existe, parce que c'en est le fondement : telles, pour une maison, ses fondations, et, pour un vaisseau, sa carène. L'art est aussi un principe (αρχη) pour les oeuvres des artisans. Aρχη, c'est souvent aussi, dans nos actions, l'heureuse fin que nous en attendons, c'est le terme, la cause finale : ainsi, nous faisons l'aumône pour obtenir la faveur de Dieu, et toute action vertueuse pour atteindre la fin que nous réservent les promesses divines.
Puisque le mot est susceptible de tant d'acceptions différentes, vois si, dans le cas présent, il ne s'accommode pas de toutes ces significations. Aussi bien tu peux connaître à quelle époque commença l'organisation du monde, si, remontant du présent dans le passé, tu t'efforces de découvrir le premier jour du monde naissant. Tu trouveras ainsi d'où est parti, dans l'ordre du temps, le premier mouvement ; tu verras ensuite que, telles des fondations et des bases, ont été jetés le ciel et la terre ; puis, qu'une raison industrieuse a présidé à l'ordonnance du monde visible, comme l'indique le mot principe ; enfin, que ce monde n'a pas été conçu au hasard ni en vain, mais à une fin utile, et pour répondre au plus grand besoin des êtres, s'il est vrai que le monde est l'école où s'instruisent les âmes raisonnables, le lieu où elles apprennent à connaître Dieu : il s'offre en effet à notre esprit pour le guider, par les objets visibles et sensibles, jusqu'à la contemplation des invisibles, selon ce que dit l'apôtre : Les perfections invisibles de Dieu sont, depuis la création du monde, et par le moyen de ses oeuvres, offertes à la contemplation de nos esprits. (Rom. 1,20). »Basile de Césarée : Homélies sur l’hexaéméron, Première homélie. Sources Chr. 26bis, Paris, 1968, p. 109.
Ainsi, Dieu a créé le ciel et la terre, et tous les êtres inanimés et animés, en terminant par l’homme, en ayant en vue une finalité, un grand dessein, pour le bien de tous. « Et Dieu vit que tout cela était bon » (Gen. 1,31). Chacune des créatures a donc sa raison d’être en Dieu.
Le Nouveau Testament nous révèle que c’est par le Fils, le Verbe de Dieu, Celui-là même qui s’est incarné en Jésus-Christ, que tout a été créé : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ; Il était au commencement avec Dieu ; toutes choses ont été faites par Lui » (Jean 1,1-3). « Dieu, dans ces derniers temps, nous a parlé par le Fils, qu'Il a établi héritier de toutes choses, par Lequel Il a aussi créé le monde » (Hébr. 1,2). « Car en Lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre » (Col. 1,16).
Le terme grec par lequel l’Evangéliste Jean désigne le Fils de Dieu est Λόγος (Logos), le mot logos signifiant à la fois le verbe, la parole et la raison. La notion de logos (logoi au pluriel) fut reprise au VIIe siècle par saint Maxime-le-Confesseur. Selon lui, chaque être créé a son logos (sa raison d’être) dans le Logos (le Verbe de Dieu) :
« Qui en effet, considérant avec raison et sagesse les êtres amenés par Dieu du non-être à l’être, pour peu que, dans l’infinie variété des êtres de la nature, il amène pas à pas son âme à la contemplation, et qu’il discerne en réfléchissant et en scrutant le logos selon lequel ils sont créés, ne verra-t-il que le Logos est un et multiple, co-discriminé indivisiblement en la diversité des êtres créés et, à travers leur particularité inconfondue entre eux et en eux-mêmes ? (…) Ayant posé avant les siècles les logoi (verbes, raisons) des êtres créés dans sa bonne volonté, en eux Il a fondé la création visible et invisible avec raison et sagesse à partir du non-être, ayant fait et faisant tout en temps opportun selon le tout et selon chacun. »Maxime le Confesseur : Ambigua 7. Trad. française E. Ponsoye. Paris, 1994.
Reprenant cette citation, l’Archevêque Job de Telmessos, dans une conférence donnée à Metz, résume ainsi : « Maxime souligne qu’à cause du Logos créateur et des logoi des êtres créés, Dieu se trouve présent en chaque créature et chaque créature se trouve en Dieu et tournée vers Dieu. (…) La création est appelée à une ascension vers Dieu. »Job de Telmessos : La signification théologique de la beauté de la création dans la tradition orthodoxe. Conférence donnée à Metz le 28 janvier 2015.
« Il nous semble important, dans la théologie chrétienne, de distinguer les êtres humains du reste de la création, afin de reconnaître la place et la responsabilité unique qu’a reçues l’homme au sein de la création par rapport au Créateur. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Remarque : La théorie de l’évolution a tendance à voir l’homme comme un animal, certes plus doué que les autres, mais sans franche discontinuité. Les spécialistes observent en effet que la frontière entre ce qui est propre à l’homme et ce qui est commun aux animaux n’est pas aussi nette qu’on le croyait. Mais ces données scientifiques ne contredisent pas l’idée biblique qu’à travers l’apparition successive des espèces, c’est l’homme qui est en vue dans le projet divin. Il n’est donc pas étonnant que les animaux acquièrent certaines capacités en commun avec l’homme au cours de l’évolution.
Dans la Bible, on voit bien que l’homme a une place particulière : il est la clé de voûte, l’aboutissement de la création. Il a une vocation spéciale parmi les créatures. Ainsi, dans le premier récit de la création, « Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre » (Gen. 1,26). Et dans le second récit : « Le Seigneur Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, Il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant » (Gen. 2,7). Et un peu plus loin : « Le Seigneur Dieu prit l'homme, et le plaça dans le jardin d'Eden pour le cultiver et pour le garder. » (Gen. 2,15)
Commentant ces récits des origines au IVe siècle de notre ère, Grégoire le Théologien, plus connu en Occident sous le nom de Grégoire de Nazianze, avait remarqué que l’être humain avait été créé comme un trait d’union entre la création et le Créateur, entre le monde matériel et le monde spirituel :
« Le Verbe artisan organise un être vivant composé des deux, je veux dire la nature visible et la nature invisible : c’est l’homme. Il tire le corps de l’homme de la matière déjà créée auparavant, et Il prend en Lui-même une vie qu’Il met dans l’homme, c’est-à-dire une âme spirituelle et une image de Dieu. Puis cet homme, un second univers, grand dans sa petitesse, Il le place sur la terre tel un autre ange, un adorateur formé d’éléments divers, un contemplateur de la création visible, un initié de la création invisible. »Grégoire de Nazianze : Discours 38, 11. Sources Chrétiennes n° 358, Paris, 1990, p. 125-127.
« Et Grégoire précise que c’est à cause de cette double participation au monde visible et au monde invisible, ou plutôt grâce à son initiation au monde spirituel, que l’être humain reçut de Dieu la responsabilité d’être le gardien de la création matérielle. »Job de Telmessos : La signification théologique de la beauté de la création dans la tradition orthodoxe. Conférence donnée à Metz le 28 janvier 2015.
« De ce fait, pour la tradition chrétienne, l’environnement naturel n’est pas une mine de ressources destinée à être exploitée par l’homme de manière égoïste et égocentrique, pour sa propre jouissance, mais une création appelée à être en communion avec son Créateur par l’intermédiaire de l’homme qui en est le gardien. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
D’un autre côté, si la race humaine joue un rôle unique et a une responsabilité unique, « elle n’en est pas moins qu’une part de l’univers en ce qu’elle ne peut être ni conçue ni considérée à part de l’univers. Comme l’a dit saint Maxime : Les êtres humains ne sont pas isolés du reste de la création, ils sont liés par leur nature même à la totalité de la création. »Patriarche Bartholomée : Et Dieu vit que cela était bon. Cerf, 2015, p. 19. Et, revenant au premier récit de la création dans la Genèse : « Il faut noter que le sixième jour ne fut pas uniquement consacré à façonner Adam à partir de la terre. Ce fut en fait un jour commun, partagé avec la création de nombreux êtres vivants, selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce (Gen. 1,24). Cette étroite relation entre l’humanité et le reste de la création, depuis le moment même de la genèse, représente assurément un rappel puissant et capital du lien intime que nous entretenons avec le règne animal. »Patriarche Bartholomée : Et Dieu vit que cela était bon. Cerf, 2015, p. 38.
Mais encore, « Qu’est-ce que l’homme ? » C’est la question que se pose le psalmiste : « Quand je vois tes cieux, oeuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que Tu as fixées, qu'est-ce que l'homme, pour que Tu t'en souviennes, et le fils de l'homme, pour que Tu le visites ? Tu l'as abaissé un peu au-dessous des anges, puis Tu l'as couronné de gloire et d'honneur, et Tu l'as établi sur l'oeuvre de tes mains, Tu as mis toutes choses sous ses pieds : les brebis et les boeufs, tous ensemble, et même les animaux des champs, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, qui parcourent les sentiers des mers. » (Ps. 8,4-8)
Ce psaume trouve un prolongement dans l’épitre aux Hébreux qui en donne la clé (on voit ici l’unité profonde de la Bible : la Bible s’explique par la Bible) :
« En effet, ce n'est pas à des anges que Dieu a soumis le monde à venir dont nous parlons. Or quelqu'un a rendu quelque part ce témoignage : Qu'est-ce que l'homme, pour que Tu te souviennes de lui, ou le fils de l'homme, pour que Tu prennes soin de lui ? Tu l'as abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges, Tu l'as couronné de gloire et d'honneur, Tu as mis toutes choses sous ses pieds. En effet, en lui soumettant toutes choses, Dieu n'a rien laissé qui ne lui fût soumis. Cependant, nous ne voyons pas encore maintenant que toutes choses lui soient soumises. Mais Celui qui a été abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et d'honneur à cause de la mort qu'Il a soufferte, afin que, par la grâce de Dieu, Il souffrît la mort pour tous. Il convenait, en effet, que Celui pour qui et par qui sont toutes choses, et qui voulait conduire à la gloire beaucoup de fils, élevât à la perfection par les souffrances l’initiateur de leur salut. » (Hébr. 2,5-10)
Selon saint Paul, donc, l’homme à qui toutes choses sont soumises, c’est le Christ. C’est en Lui que se réalisent les prophéties. Car le psaume est prophétique, c’est pourquoi le roi David est considéré aussi comme prophète. Un seul réalise pleinement la vocation de l’homme, un seul est Homme en plénitude, le Christ. « Voici l’homme », dit prophétiquement Pilate (Jean 19,5). Lorsque dans les psaumes nous lisons « Bienheureux l’homme… », pour les Pères il s’agit du Christ.
Par ailleurs, il est dit dans la Genèse : « Dieu créa l'homme, selon l'image de Dieu Il le créa, homme et femme Il les créa » (Gen. 1,27 dans la Septante). « Pour le père de l’exégèse biblique chrétienne, Origène, un Alexandrin du IIIe siècle de notre ère, Adam n’est pas l’image de Dieu, mais créé selon l’image de Dieu. Pour lui, la seule image de Dieu est le Fils. En s’appuyant sur un passage de l’évangile selon Jean, où le Christ affirme à son sujet : Qui m’a vu, a vu le Père (Jean 14,9), OrigèneOrigène : Homélies sur la Genèse I, 13. Sources Chrétiennes 7 bis, p. 61. en conclut qu’Adam fut créé comme image de l’Image, selon l’image du Christ qui est, Lui, l’Image de Dieu. »Job de Telmessos : La signification théologique de la beauté de la création dans la tradition orthodoxe. Conférence donnée à Metz le 28 janvier 2015.
Le Christ est donc le prototype de l’homme. Saint Paul ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme : « Il (Jésus-Christ) est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création » (Col. 1,15), Adam, quant à lui, (selon Rom. 5,14), étant « une figure de Celui qui devait venir », c’est-à-dire du Christ.
On comprend alors autrement le commandement donné à l’homme de « dominer sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Gen. 1,28). Une mauvaise interprétation de ce texte peut conduire à une exploitation destructrice des ressources naturelles.
Remarque : A cause de ce verset biblique : « Croissez et multipliez-vous, dominez… » (Gen. 1,28), le christianisme (avec les religions monothéistes en général) est parfois rendu responsable de la crise écologique. Il est vrai que l’Occident a historiquement justifié l’exploitation des ressources de la terre par ce commandement divin. L’Orient chrétien, structuré par le monachisme, est toujours resté plus contemplatif.
En réalité, s’il est d’abord proposé à Adam, à qui est confié notamment le soin de nommer les animaux (cf. Gen. 2,19), ce pouvoir de dominer la création appartient en propre au Christ (et, par extension, aux hommes que nous sommes, appelés à participer à la seigneurie du Christ). Dans les Evangiles, nous voyons en effet que le Christ domine les éléments : Il apaise la tempête et les vagues de la mer (Matth. 8,26), Il marche sur les eaux (Matth. 14,25), Il vit dans le désert avec les bêtes sauvages, qui sont pacifiées en sa présence (Marc 1,13), les anges le servent (Matth. 4,11), Il commande aux démons (qui lui obéissent) et Il les expulse, Il guérit les malades… Cette domination ne vise ni à asservir, ni à exploiter : « Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir » (Matth. 20,28).
Nous avons vu que l’homme avait été créé d’une manière différente des autres êtres, avec vocation à en être la tête. Il est un trait d’union entre la terre et le ciel. Mais il faut ajouter un autre aspect : si tous les êtres sont déterminés dès leur création, il n’est est pas ainsi pour l’homme. L’homme est appelé à progresser, jusqu’à dépasser sa nature.
Examinons par exemple le verset de la Genèse dans lequel Dieu dit : « Faisons l’être humain à notre image comme notre ressemblance » (Gen. 1,26). « Pour le texte massorétique (hébreu), l’image et la ressemblance sont comprises comme des synonymes. Mais le texte grec des Septante (qui est le texte de référence pour les Pères, et jusqu’aujourd’hui dans l’Eglise orthodoxe) dit que l’homme fut créé selon l’image et selon la ressemblance, distinguant clairement, par la conjonction et, l’image de la ressemblance comme deux choses différentes. Commentant ce passage, les auteurs chrétiens diront par la suite que l’image est une qualité constitutive et immuable de l’être humain, alors que la ressemblance est un aspect qui peut se perdre ou se développer : elle est la gloire originelle de l’homme et son espérance ultime. (…) Par ailleurs, Origène n’envisage pas les expressions selon l’image et selon la ressemblance de manière statique mais, au contraire, de manière dynamique. Pour lui, selon l’image indique un début ou une semence, qui inaugure un processus ou un développement de l’être humain jusqu’à l’état selon la ressemblance qui voudrait dire une divinisation complète. Origène rejoint la pensée d’Irénée de Lyon qui lui aussi envisageait un siècle plus tôt l’image comme le point de départ et la ressemblance comme le point d’arrivée d’un développement de la déification de l’être humain. Pour Irénée également, le premier Adam n’était qu’une ébauche du Christ. Pour lui, le Christ est l’Adam véritable. Selon lui, c’est le Christ qui nous révèle la ressemblance véritable de Dieu et qui nous permet de réaliser le véritable but de la vie humaine qui est la participation à la vie divine (2 Pi. 1,4). »Job de Telmessos : La signification théologique de la beauté de la création dans la tradition orthodoxe. Conférence donnée à Metz le 28 janvier 2015.
Pour les Pères, le but et la fin du mystère de la création de l’homme est donc la divinisation (ou déification, théosis en grec). Il ne faut pas se méprendre sur ce mot : cela ne veut pas dire que « nous deviendrons comme des dieux », comme le serpent a voulu le faire croire à Eve pour la tenir en sa possession (Gen. 3,5). Il n’y a qu’un seul Dieu, et nous resterons toujours ses créatures mais, par grâce, Dieu est capable de nous donner sa Vie-même en partage. Dit encore autrement, nous avons en vue de parvenir « à la mesure de la stature parfaite du Christ » (Eph. 4,13). Nous sommes appelés à « Lui devenir semblables » (cf. Rom. 8,29 ; 2 Cor. 4,4 ; Col. 3,10 ; 1 Jean 3,2), Lui en qui « habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col. 2,9), « en sorte que nous soyons remplis jusqu'à toute la plénitude de Dieu » (Eph. 3,19).
De ce qui vient d’être dit il ressort que, dans l’état où il est créé, l’être humain ne se suffit pas à lui-même. C’est ainsi que saint Irénée de Lyon (au IIe siècle), s’appuyant toujours sur les données bibliques, précise que l’homme n’est pas complet sans l’Esprit-Saint, qu’il ne devient véritablement homme que lorsque l’Esprit-Saint habite en lui :
« Dieu sera glorifié dans l'ouvrage par Lui modelé, lorsqu'Il l'aura rendu conforme et semblable à son Fils (cf. Rom. 8,29. Phil. 3,21). (…) L'homme parfait, c'est le mélange et l'union de l'âme qui a reçu l'Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l'image de Dieu. Et c'est pourquoi l'Apôtre dit : Nous parlons sagesse parmi les parfaits (1 Cor. 2,6). Sous ce nom de parfaits, il désigne ceux qui ont reçu l'Esprit de Dieu. (…) Il les nomme également spirituels (cf. 1 Cor. 2,15 ; 3,1) : spirituels, ils le sont par une participation de l'Esprit, mais non par une évacuation et une suppression de la chair. (…) Lorsque cet Esprit, en se mélangeant à l'âme, s'est uni à l'ouvrage modelé, grâce à cette effusion de l'Esprit se trouve réalisé l'homme spirituel et parfait, et c'est celui-là même qui a été fait à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gen. 1,26). Quand au contraire l'Esprit fait défaut à l'âme, un tel homme, restant en toute vérité psychique et charnel, sera imparfait, possédant bien l'image de Dieu dans l'ouvrage modelé, mais n'ayant pas reçu la ressemblance par le moyen de l'Esprit. De même donc que cet homme est imparfait, de même aussi, si l'on écarte l'image et si l'on rejette l'ouvrage modelé, on ne peut plus avoir affaire à l'homme, mais, ainsi que nous l'avons dit, à une partie de l'homme ou à quelque chose d'autre que l'homme. Car la chair modelée, à elle seule, n'est pas l'homme parfait : elle n'est que le corps de l'homme, donc une partie de l'homme. L'âme, à elle seule, n'est pas davantage l'homme : elle n'est que l'âme de l'homme, donc une partie de l'homme. L'Esprit non plus n'est pas l'homme : on lui donne le nom d'Esprit, non celui d'homme. C'est le mélange et l'union de toutes ces choses qui constitue l'homme parfait. Et c'est pourquoi l'Apôtre, s'expliquant lui-même, a clairement défini l'homme parfait et spirituel, bénéficiaire du salut, lorsqu'il dit dans sa première épître aux Thessaloniciens : Que le Dieu de paix vous sanctifie en sorte que vous soyez pleinement achevés, et que votre être intégral, à savoir votre Esprit, votre âme et votre corps, soit conservé sans reproche pour l'avènement du Seigneur Jésus. (1 Thess. 5,23). De là vient qu'il appelle temple de Dieu l'ouvrage modelé : Ne savez-vous pas, dit-il, que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est saint, et c'est ce que vous êtes vous-mêmes (1 Cor. 3,16-17) : de toute évidence, il appelle le corps un temple en lequel habite l'Esprit. »Irénée de Lyon : Contre les hérésies (V,6,1 et V,6,2). Cerf 1985.
De son côté, saint Macaire d’Egypte (IVe siècle), fait remarquer que l’homme n’est pas auto-suffisant dans sa nature créée :
« En créant le corps, Dieu ne lui a pas donné d'avoir par sa propre nature, par lui-même, la vie, la nourriture, la boisson, le vêtement et la chaussure, mais lui a donné au contraire de recevoir de l'extérieur tout ce dont il a besoin pour vivre, puisqu'Il a créé le corps nu et incapable de vivre sans ce qui lui est extérieur, c'est-à-dire sans aliments, sans boisson et sans vêtements, si bien que, s'il veut s'enclore dans sa propre nature et ne rien recevoir de l'extérieur, il se corrompt et périt. De même, Dieu a disposé par économie et établi dans sa bienveillance que l'âme, qui ne possède pas la lumière divine, mais est créée à l'image de Dieu, ait la vie éternelle non par sa propre nature, mais reçoive de sa divinité, de son Esprit, de sa lumière, une nourriture et un breuvage spirituels et des vêtements célestes, lesquels sont en vérité la vie de l'âme. »Saint Macaire : Homélies spirituelles. Spiritualité orientale n° 40. Ed. de Bellefontaine, 1984 (Homélie 1,10).
En effet, comme on peut le constater, le corps n'est pas autosuffisant : pour se maintenir en vie, il a besoin de se nourrir de toutes ces choses qu'il prend dans le monde, qui viennent de l'extérieur. Eh bien, de la même manière, notre âme reçoit la vie éternelle, non pas de sa propre nature, mais de Dieu, elle a besoin d’être vivifiée par l'Esprit-Saint.
« De même donc que le corps ne possède pas la vie de lui-même, mais la reçoit de l'extérieur, c'est-à-dire de la terre, et sans ce qui est extérieur ne pourrait vivre, de même en est-il pour l'âme. Si elle n'est pas régénérée dès maintenant en vue de cette terre des vivants, c’est-à-dire du Royaume à venir, si elle ne reçoit pas de cette terre une nourriture spirituelle, et un apport qui la fasse progresser dans le Seigneur, si elle ne reçoit pas de la divinité les vêtements ineffables de la beauté céleste, elle ne peut vivre dans la jouissance et le repos incorruptibles. Car la nature divine a aussi son pain de vie, à savoir Celui qui a dit : Je suis le pain de vie (Jean 6,35). Elle a une eau vive (cf. Jean 4,10), un vin qui réjouit le coeur de l'homme (cf. Ps. 103,15) et une huile d'allégresse (cf. Ps. 44,8) ; elle a une nourriture variée qui lui vient de l'Esprit, et des tuniques célestes et lumineuses qui lui sont données par Dieu. C'est en cela que consiste la vie éternelle de l'âme. Malheur au corps qui prétendrait s'enfermer dans sa propre nature : il se corromprait et mourrait. Et malheur à l'âme qui veut aussi s'enclore dans sa propre nature et ne se confier qu'à ses oeuvres, et qui ne participe pas à l'Esprit divin : elle meurt, sans avoir été jugée digne de partager la vie éternelle de la divinité. »Saint Macaire : Homélies spirituelles. Spiritualité orientale n° 40. Ed. de Bellefontaine, 1984 (Homélie 1,11).
Remarque : Il est dit classiquement que le corps est mortel et que l'âme est immortelle. Mais en fait, comme l’explique bien saint Macaire, l'âme n'a pas l'immortalité par elle-même : elle n’est immortelle que par la vie en communion avec l'Esprit-Saint. Sans cette communion, elle meurt. C'est aussi cela le péché d'Adam, qui s'est coupé de Dieu, et qui s'est enfermé dans sa propre nature.
Voilà donc une donnée essentielle soulignée, chacun à sa manière, par Irénée et Macaire : dès l'origine, notre nature humaine n'est pas autosuffisante, ni en ce qui concerne le corps, ni en ce qui concerne l'âme. L'homme ne peut s'accomplir qu’en union intime avec Dieu. C'est ce qu’affirmait saint Séraphin de Sarov, au XIXe siècle, en disant que le but de la vie chrétienne est l'acquisition du Saint-Esprit.Entretien avec Motovilov, dans Irina Goraïnoff : Séraphim de Sarov, Éd. Abbaye de Bellefontaine et Desclée de Brouwer, 1995. L’Esprit-Saint en effet, bien qu’incréé et donc transcendant à nous qui sommes créés, a cette capacité de ne faire qu’un avec nous-mêmes.
« Vous êtes le temple de Dieu, le temple du Saint-Esprit (1 Cor. 3,16 ; 1 Cor. 6,19 ; 2 Cor. 6,16), vous avez revêtu le Christ (Gal. 3,27), vous êtes le corps du Christ (1 Cor. 12,27), c’est le Christ qui vit en moi (Gal. 2,20)… », dit saint Paul. Ces données sur ce qu’est l’homme, selon la Bible et les Pères, nous permettent d’avoir une meilleure connaissance de ce qui est bon pour l’homme, de ce qui fait sa qualité de vie. Ce qui est bon pour l’homme est d’accomplir sa vocation à une union intime avec Dieu, dans un dépassement de sa nature créée.
Revenons à la Genèse : « Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l'orient, et Il y mit l'homme qu'Il avait formé » (Gen. 2,8). L’homme est donc placé dans le Paradis, ce qui indique sa vocation ultime : il est fait pour le bonheur, qui consiste à vivre en intimité avec Dieu, dans un environnement conçu pour lui.
Au XVIIIe siècle, Nicodème l’Hagiorite publiait une grande anthologie de textes chrétiens sur la prière, récapitulant toute la tradition des Pères depuis les premiers siècles de l’Eglise, et qui demeure jusqu’à nos jours une référence pour la vie spirituelle dans l’Église orthodoxe. Dans la préface de ce recueil intitulé La Philocalie, ce qui signifie Amour de la beauté, il commence par rappeler la vocation initiale de l’homme :
« Dieu, la Nature bienheureuse, la perfection plus que parfaite, l'Origine plus que bonne et plus que belle, créatrice de tout ce qui est bon et beau, ayant résolu de toute éternité, dans son principe théarchique, de déifier l'homme, et ayant mis à l'avance, dès le commencement, ce but en Lui-même, créa l'homme au temps qu'Il jugea bon. Il prit de la matière pour faire le corps, et Il prit de sa propre nature pour mettre en lui une âme. Dans ce petit monde du corps, Il la mit comme un monde grand par le nombre des puissances et par l'éminence. Il fit ainsi de lui un veilleur de la création sensible et un initié de la création intelligible. »Nicodème l’Hagiorite : La Philocalie (trad. française J. Touraille), vol. 1, Paris, 1995, p. 35.
Nicodème se réfère ici à Grégoire le Théologien, dont on reconnaît les expressions (cf. § 2.2.1).
La Bible ajoute qu’au Paradis : « Le Seigneur Dieu donna ce commandement à l'homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. » (Gen. 2,16-17). Faisant allusion à ce passage, Nicodème continue :
« Dieu a donné son commandement à l’homme, telle une épreuve de la liberté. Comme dit le Siracide (Sir. 15,14-15), il fut laissé à son propre conseil, libre de choisir comme il lui semblait bon ce qui se présentait. S'il gardait le commandement, il devait recevoir en récompense la grâce enhypostasiée de la déification, devenir Dieu et rayonner de la lumière la plus pure, dans l'éternité. »Nicodème l’Hagiorite : La Philocalie (trad. française J. Touraille), vol. 1, Paris, 1995, p. 35.
Or le livre de la Genèse nous raconte que malheureusement il n’en fut pas ainsi. L’être humain écouta d’autres voix que celle de Dieu : « Le serpent, qui était le plus rusé de tous les animaux des champs » séduit Eve par le mensonge, en l’incitant à manger le fruit de l’arbre défendu. Et nous connaissons la suite : « La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à regarder, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea. Leurs yeux à tous deux s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures. » (Gen. 3, 1-7) Commentant ce passage, Nicodème poursuit :
« Mais - ô la perversité de la jalousie ! - celui qui introduisit le mal dès le commencement ne supporta pas que la déification fût mise en oeuvre. Il conçut de la jalousie contre le Créateur et contre la créature (comme dit saint Maxime). Contre le Créateur, pour que ne fût pas reconnue la puissance toute célébrée de la bonté qui, dans son énergie, déifie l'homme. Contre la créature, pour qu'il ne lui fût pas donné de participer, par la déification, à une telle gloire surnaturelle. Le malin, dans sa ruse, trompa l'homme malheureux. Par d'apparents conseils spécieux, il fit en sorte que l'homme transgressât le commandement divin. Et le détachant de la gloire de Dieu, le rebelle fut apparemment vainqueur comme il le voulait, dès lors qu'il put rompre l'accomplissement du conseil éternel de Dieu. »Nicodème l’Hagiorite : La Philocalie (trad. française J. Touraille), vol. 1, Paris, 1995, p. 35.
Comme conséquence, l’être humain se retrouva exclu du jardin d’Eden, devant vivre dans la souffrance, les peines, la confusion et la division, tributaire de la maladie et de la mort. Ayant perdu l’intimité avec Dieu, sa relation avec le monde s’est compliquée : « La terre sera maudite à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, elle te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. » (Gen. 3,17-19)
La condition de l’homme se trouve donc dégradée. Nous avons vu précédemment que l’homme n’est pas auto-suffisant en tant qu’être créé. Celui qui reste enclos dans sa nature créée, qui ne se confie qu’à ses seules capacités naturelles, est voué à l’échec. Mais le péché aggrave cette situation. Dans sa condition déchue, toutes les facultés de l’homme sont perverties. L’intelligence (ce don magnifique fait à l’homme) est obscurcie : alors qu’elle nous est donnée pour le bien, nous l’utilisons aussi pour le mal. C’est pourquoi on ne peut pas se fier à la seule raison humaine pour résoudre les problèmes.
Nous comprenons alors le psalmiste qui s’exclame : « Porte-nous secours dans la tribulation, car le salut qui vient de l'homme est vanité » (Ps. 59,13 et 107,13) ; « Le Seigneur connaît les pensées des hommes ; Il sait qu'elles sont vaines » (Ps. 93,11) ; « Mieux vaut mettre sa confiance dans le Seigneur que de mettre sa confiance dans l'homme » (Ps. 117,8)…
Le travail de l’homme reçoit lui aussi la marque du péché : non seulement il est la conséquence du péché, mais il est à son tour occasion de péché. Car on est en concurrence pour acquérir des biens : le pain que j’ai gagné à la sueur de mon front (cf. Gen. 3,19), il se peut que j’en prive quelqu’un d’autre. Toute activité humaine est devenue ambivalente : elle a un côté positif en tant que don de Dieu, et un côté négatif en tant que participation à l’humanité déchue. Voilà comment saint Paul exprime cela : « Je trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi. Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ?... Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! » (Rom. 7,21-25)
On peut alors comprendre que le repos sabbatique a été institué pour que l’homme, en arrêtant de travailler, arrête de pécher. Mais pour ceux qui vivent en Christ, il n’y a plus de péché (cf. 1 Jean 3,6-9), car ils sont morts au péché (cf. Rom. 6,2…). On comprend alors aussi que Jésus est maître du sabbat (Matth. 12,8).
Il est important de le savoir : ce que nous voyons de l’homme dans ce monde, ce n’est pas son état accompli, c’est sa nature déchue. La nature humaine a besoin d’être sauvée.
« La terre sera maudite à cause de toi » (Gen. 3,17) : la conséquence du péché est donc aussi pour la terre que nous habitons, pour notre environnement. Toute la création est entraînée par l’homme dans sa chute.
C’est sans doute saint Paul, comme souvent, qui exprime le mieux cette réalité : « Nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l'enfantement. Car la création a été soumise à la vanité (au désordre), non de son gré, mais à cause de celui qui l'y a soumise (l’instigateur du péché), avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. » (Rom. 8,19-22)
Le monde que nous connaissons n’est pas le monde voulu par Dieu, c’est un monde déchu, qui attend le relèvement de l’homme pour être sauvé.
Mais pourquoi fallait-il que toute la création subisse les conséquences du péché de l’homme ? Parce qu’il en est la tête. Si la tête est malade, le disfonctionnement se propage dans tout l’organisme. C’est pourquoi c’est aussi par la guérison de l’homme que la création sera sauvée.
Ces mots de Paul, sur la création qui est abîmée et qui souffre à cause du péché de l’homme, n’ont jamais été plus actuels qu’aujourd’hui. Au lieu de vivre en harmonie avec la création, les hommes en usent pour leur propre jouissance. On voit les conséquences environnementales :
- pollution de l’air, de l’eau, de la terre, des aliments ;
- accumulation des déchets de toutes sortes, toxiques chacun à sa manière (déchets ménagers, industriels, hospitaliers, nucléaires…) ;
- épuisement des ressources alimentaires et énergétiques, surpêche, déforestation, destruction de la biodiversité ;
- réchauffement climatique produit par l’utilisation massive des énergies fossiles, avec toutes les conséquences désastreuses qui s’annoncent et qui commencent déjà à se manifester : canicules, sècheresses, incendies géants, cyclones, inondations hors normes, élévation du niveau des mers…
Il est impossible de dresser une liste exhaustive de tous les dérèglements et dégradations qui mettent en péril l’avenir-même de l’humanité. La liste continue de s’allonger chaque jour.
C’est ainsi que l’on voit arriver de nouvelles pollutions avec l’internet et ce que l’on appelle les nouvelles technologies. L’informatique se présente d’abord comme intelligence pure, dématérialisée, donc non polluante ; internet donne accès gratuitement à une multitude de services. L’illusion de la gratuité brouille notre entendement : le diable, père du mensonge (Jean 8,44) est à l’oeuvre. Car en réalité, ces services impliquent forcément un coût caché et une matérialité, qui s’avère très polluante, mais on ne la voit pas parce qu’elle est déplacée : les data-centers très énergivores, qui se multiplient de façon exponentielle, et qui exigent de nouvelles centrales électriques ; les composants électroniques qui ont besoin de métaux rares dont l’extraction est très polluante, et qui sont eux-mêmes très polluants lorsqu’ils arrivent en fin de vie, pollution qu’on envoie en Inde, en Chine ou en Afrique…
Mais la chute n’est pas le dernier mot de l’histoire sainte car, dit encore Nicodème :
« Selon l'oracle divin, le conseil de Dieu (touchant la déification de l’homme) demeure dans l'éternité, et les pensées de son coeur de génération en génération (Ps. 32,11). Les raisons de la Providence, donc aussi celles du Jugement, qui tendent vers ce but, ont toujours immuablement suivi le siècle présent comme le siècle à venir, ainsi que l'explique saint Maxime. À la fin des jours, dans les entrailles de sa miséricorde, il a plu au Verbe du Père, à la divine Origine, d'annuler les conseils des princes des ténèbres, et d'aller plus avant pour mettre en oeuvre le conseil ancien et véritable, qu'Il avait établi au commencement. Donc, s'étant incarné par la bienveillance du Père et la synergie du Saint-Esprit, Il prit en Lui notre nature tout entière et la déifia. Puis, nous ayant confié ses commandements salutaires, et nous ayant accordé par le baptême la grâce parfaite du Saint-Esprit, Il répandit dans nos coeurs comme une semence divine. Selon l'Évangéliste, à nous qui menons notre vie suivant ses commandements vivifiants et les passages spirituels d'un âge à l'autre, à nous qui par cet exercice gardons la grâce inextinguible, il nous a été donné de pouvoir à la fin porter des fruits, devenir par cette grâce enfants de Dieu (Cf. Jean 1,12), et être déifiés, en parvenant à l'homme parfait, à la mesure de la plénitude du Christ (Cf. Eph. 4,13). »Nicodème l’Hagiorite : La Philocalie (trad. française J. Touraille), vol. 1, Paris, 1995, p. 35.
Bien que contrarié par le péché, le projet de déification n’est donc pas abandonné par Dieu. Je passe sur toute l’histoire de l’Ancien Testament, qui n’est finalement qu’une lente et pénible préparation du salut par la venue du Christ. L’Ancien Testament, c’est l’histoire de l’humanité déchue (ce qui explique les violences, les horreurs qui heurtent certains lecteurs), mais dans laquelle Dieu, s’appuyant sur certains hommes justes (comme Noé, Abraham, Moïse…), prépare le salut par une alliance avec le peuple élu, auquel Il donne la Loi comme pédagogue et les Prophètes comme porte-paroles, afin que, le moment venu, le Christ opère la restauration de l’homme et de toute la création.
Le dessein de Dieu, conçu dès avant les siècles et accompli en Christ au temps fixé, est magistralement résumé par Paul : « En Lui (Jésus-Christ) Dieu nous a élus avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant Lui, nous ayant prédestinés dans son amour à être ses enfants d'adoption par Jésus-Christ, selon le bon plaisir de sa volonté, à la louange de la gloire de sa grâce qu'Il nous a accordée en son Bien-aimé. En Lui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés, selon la richesse de sa grâce, que Dieu a répandue abondamment sur nous par toute espèce de sagesse et d'intelligence, nous faisant connaître le mystère de sa volonté, selon le bienveillant dessein qu'Il avait formé en Lui-même, pour le mettre à exécution lorsque les temps seraient accomplis, de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. » (Eph. 1,4-10)
« A moi, qui suis le moindre de tous les saints, cette grâce a été accordée d'annoncer aux païens les richesses incompréhensibles du Christ, et de mettre en lumière quelle est la dispensation du mystère caché de tout temps en Dieu qui a créé toutes choses, afin que les dominations et les autorités dans les lieux célestes connaissent aujourd'hui par l'Eglise la sagesse infiniment variée de Dieu, selon le dessein éternel qu’Il a mis à exécution par Jésus-Christ notre Seigneur, en qui nous avons, par la foi en Lui, la liberté de nous approcher de Dieu avec confiance. » (Eph. 3,8-12)
Nous savons que c’est par la Croix et la Résurrection que le Christ accomplit son oeuvre de salut. Bien que ce mystère soit central dans la foi chrétienne, ce n’est pas l’objet de mon exposé de développer cet aspect. En tout cas, pour les Pères, le salut est inauguré dès l’Incarnation. Car, par son Incarnation, le Christ unit en Lui notre nature humaine à sa nature divine, pour que nous aussi « nous participions à la nature divine » (2 Pi. 1,4). Ce que les Pères résument par cet adage : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».
Toujours dans la pensée de saint Paul, le Christ réconcilie toutes choses. Le salut concerne toute la création :
« Il (Jésus-Christ) est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création. Car en Lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par Lui et pour Lui. Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui. Il est la tête du corps de l'Eglise ; Il est le commencement, le premier-né d'entre les morts, afin d'être en tout le premier. Car Dieu a voulu que toute plénitude habitât en Lui ; il a voulu par Lui réconcilier tout avec Lui-même, tant ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par Lui, par le sang de sa croix. » (Col. 1,15-20)
L’hymnographie byzantine exprime abondamment cette dimension cosmique. Voici deux exemples :
- Pour Noël : « Qu'allons-nous t'offrir, ô Christ, car pour nous Tu es apparu sur la terre en tant qu'homme ? Chacune de tes créatures t'apporte une action de grâce : les anges, leur chant ; les cieux, l'étoile ; les mages, leurs dons ; les pasteurs, l'admiration ; la terre, la grotte ; le désert, la crèche ; et nous, une Mère vierge. Ô Dieu d'avant les siècles, aie pitié de nous. »
- Pour Pâques : « Maintenant tout est empli de lumière, le ciel, la terre et les abîmes ; que toute la création célèbre la résurrection du Christ ; en Lui elle puise sa force. Que le monde entier soit en fête, le monde visible et invisible : car le Christ s'est relevé, Lui la joie éternelle. »
Il faudra encore compléter la dimension cosmique du salut par la vision sacramentelle qui en découle. C’est ce que nous ferons (§ 3.2).
Cependant, s’il est déjà accompli en Christ, le salut doit encore être actualisé dans ce monde. Et cela passe par les hommes, comme le dit saint Paul : « Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu » (Rom. 8,19).
Dans l’histoire de l’Eglise, la sainteté de certains hommes a un effet sur leur environnement. Je pense par exemple à saint Blaise de Sébaste (IVe siècle), saint Gérasime du Jourdain (Ve siècle), saint François d’Assise (XIIIe siècle), saint Séraphim de Sarov (XIXe siècle), auprès de qui les animaux sauvages se pacifiaient et acquerraient une attitude liturgique.
Voila donc le panorama que nous donne la Bible sur le dessein de Dieu et sur la manière dont il s’accomplit dans l’histoire. Nous allons voir maintenant ce que cela implique pour la relation de l’homme avec la création.
« Nous confessons dans le Credo que tout a été créé par Dieu. Cela implique que tout est dans les mains de Dieu, et de ce fait, que notre environnement naturel porte l’empreinte de Dieu. Ce n’est bien évidemment pas une vision panthéiste du monde, puisqu’il ne s’agit pas d’envisager la création comme divine, de considérer que tout est Dieu et que Dieu est tout, et de ce fait, vouer un culte à la nature. Dans le christianisme, il existe une distinction claire et nette entre la création et le Créateur. Il s’agit plutôt d’une approche que nous pourrions qualifier de panenthéiste, qui consiste à voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu. Ceci n’est pas évident à reconnaître lorsque les hommes entretiennent une conception technique du monde qu’ils considèrent uniquement sous l’angle de la satisfaction de leurs désirs cupides et non dans la perspective de la contemplation du mystère de Dieu. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
La création (visible) nous renvoie à la source (invisible). Ceci est en accord avec cette affirmation de saint Paul : « Depuis que Dieu a créé le monde, ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien quand on considère ses oeuvres » (Rom. 1,20). Et l’Apôtre en conclut que ceux qui retiennent captive cette vérité sont inexcusables et méritent la colère de Dieu.
En effet, après avoir tout créé en six jours, dit la Genèse : « Dieu vit que cela était bon » (Gen. 1,31). Ayant fait remarquer que l’adjectif kalos utilisé dans la version grecque des Septante signifie à la fois bon et beau, l’Archevêque Job commente ainsi : « La beauté de la création est donc une caractéristique originelle de notre monde. Mais cette beauté n’est pas qu’une beauté esthétique. Elle est avant tout une beauté théophanique, c’est-à-dire qu’elle nous oriente vers le divin Créateur. (…) Commentant les récits de la Genèse au IVe siècle de notre ère, Jean Chrysostome souligne que la splendeur de la création nous parle de Dieu d’une manière compréhensible de tous : Le ciel est beau, mais c’est afin que tu te prosternes devant Celui qui l’a fait ; le soleil est brillant, mais c’est afin que tu adores son Auteur…Jean Chrysostome : Sur la Genèse, Sermon I. SC 433, Paris, 1998, p. 145. (…) A la même époque, un Cappadocien, Basile de Césarée, pensait également que la beauté de la création devait nous élever vers le Créateur. (…) Son frère, Grégoire de Nysse, considérait la beauté de la création comme le reflet dans un miroir de la beauté divine qui en est le prototype. (…) Pour cette raison, nous pouvons envisager la création comme une icône de Dieu. En effet, dans la tradition orthodoxe, les icônes du Christ et des saints sont considérées comme des images de leur prototype. En réponse à l’iconoclasme byzantin, où certains voyaient dans la vénération des saintes icônes une forme d’idolâtrie, le concile de Nicée II (en 787) reprendra la distinction faite par Basile de Césarée quatre siècles plus tôt entre image et prototype. Celui-ci affirmait que l’honneur rendu à l’icône va à son prototype,Basile de Césarée : Traité du Saint-Esprit, XVIII, 45. PG 32, 149C. c’est-à-dire qu’il ne vise pas l’image matérielle, mais à travers elle, remonte vers son modèle immatériel. (…) Si le monde créé est envisagé comme une icône du Créateur, alors nous devons l’honorer et le respecter de la même manière que le sont les saintes icônes, et alors l’honneur et le respect rendu à la création seront transmis au Créateur. »Job de Telmessos : La signification théologique de la beauté de la création dans la tradition orthodoxe. Conférence donnée à Metz le 28 janvier 2015.
Cette louange au Créateur qui jaillit de l’émerveillement devant la beauté de son oeuvre est magnifiquement exprimée dans le psaume de la création, qui est lu chaque soir au début de l’office orthodoxe de Vêpres : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ; Seigneur mon Dieu, Tu t'es grandement magnifié ; Tu t'es enveloppé de louange et de splendeur, Tu t'es revêtu de lumière comme d'un manteau, Tu as déployé le ciel comme une tente. Sur les eaux Tu as bâti tes chambres hautes, des nuées Tu t'es fait un char, Tu t'avances sur les ailes du vent… Tu établis la terre sur ses fondements, elle ne chancellera pas pour les siècles des siècles… Que tes oeuvres sont grandes, Seigneur ! Tu as tout créé avec sagesse ; la terre est remplie de tes créatures… » (Ps. 103)
Bien antérieur à la rédaction des récits bibliques, l’art rupestre des grottes Chauvet ou de Lascaux, avec les représentations animales très spiritualisées, nous montre que les hommes du Paléolithique (il y a environ 40 000 ans) avaient déjà une vision contemplative du monde qui les entourait. Et lorsque l’homme a commencé à agir sur son environnement au Néolithique (il y a environ 10 000 ans), des découvertes archéologiques montrent que sa visée n’était pas seulement utilitaire, mais aussi symbolique.
La création peut aussi nous servir d’exemple quant à une attitude juste : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n'amassent rien dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit… Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux. » (Matth. 6,26-29) Le Seigneur nous propose de nous inspirer des oiseaux du ciel et du lis des champs, qui savent célébrer la gloire de Dieu et s’en remettre à Lui.
On retrouve ici les oiseaux du ciel évoqués dans la Genèse : « Que l’homme domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel… » (Gen. 1,26). Il ne s’agit donc pas de dominer dans le sens d’une exploitation. Il est important d’avoir un regard juste : « L'oeil est la lampe du corps. Si ton oeil est en bon état, tout ton corps sera éclairé ; mais si ton oeil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres ! » (Matth. 6,22-23) Le regard juste est un regard de contemplation et non de convoitise. Un aspect de notre péché est justement une mauvaise attitude envers la création, une attitude consumériste au lieu d’une attitude eucharistique.
L’ultime raison d’être de la création est spirituelle. Et réciproquement, notre spiritualité embrasse tout le cosmos. Pensons à tous les passages bibliques dans lesquels toute la création loue Dieu. Par exemple : « Louez le Seigneur du haut des cieux… Louez-le, soleil et lune, tous les astres et la lumière… Louez-le, montagnes et toutes les collines, arbres fruitiers et tous les cèdres, animaux sauvages et tout le bétail, serpents et oiseaux ailés… » (Ps. 148). « Bénissez le Seigneur, toutes les oeuvres du Seigneur. Bénissez le Seigneur, anges du Seigneur et tous les cieux, soleil et lune, lumière et ténèbres, pluie et rosée et tous les vents. Bénissez le Seigneur, sources, mers et rivières, monstres marins et tout ce qui se meut dans les eaux… » (Cantique des trois Adolescents dans le livre de Daniel selon la Septante : Dan. 3,57-90).
Mais en plus de l’aspect contemplatif, il faut aussi parler du monde en tant que sacrement. « Malheureusement, dans notre théologie scolaire, nous avons été amenés à considérer les sacrements d’une manière étroite, en les réduisant à des rituels religieux communautaires. Or, à notre époque de la crise environnementale, il est indispensable d’étendre le principe sacramentel au monde entier afin de reconnaître ainsi que rien dans la vie n’est séculier ni profane. (…) Une vision sacramentelle du monde nous révèle l’intimité de Dieu et du monde, intimité qui a été perdue à cause du péché. Une telle approche nous permet d’envisager le monde et la vie comme quelque chose de mystérieux ou de sacramentel, puisque le mystère réside précisément dans la rencontre de l’humanité et de la création avec le Dieu Créateur. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Le thème de la sacramentalité du monde a été particulièrement mis en avant par un grand théologien orthodoxe du XXe siècle, le père Alexandre Schmemann. S’appuyant sur le récit de la Genèse où, après avoir créé l’homme, Dieu lui a donné le monde comme nourriture : « Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture » (Gen. 1,29), Schmemann écrit : « Dans les premiers chapitres de la Genèse, nous trouvons une affirmation claire du caractère sacramentel du monde. Dieu a donné le monde à l’homme comme nourriture et boisson. Le monde était le don de Dieu pour nous, existant non pas pour soi-même, mais afin d’être transformé, de devenir vie, et d’être offert en retour en tant que don de l’homme à Dieu ».A. Schmemann : « The World as Sacrament », Church, World, Mission. Crestwood, NY, 1979, p. 223.
« Le monde, en tant que nourriture de l’homme, n’est pas limité à des fonctions matérielles, comme s’il était opposé aux fonctions spécifiquement spirituelles par lesquelles l’homme est relié à Dieu. Tout ce qui existe est don de Dieu à l’homme, et n’existe que pour faire connaître Dieu à l’homme, pour faire de la vie de l’homme une communion avec Dieu. (…) Dans cette perspective, le péché originel n’est pas d’abord que l’homme a désobéi à Dieu, c’est qu’il ait cessé d’avoir faim de Dieu, cessé de voir sa vie dépendre du monde comme sacrement de communion avec Dieu »A. Schmemann : Pour la vie du monde. Desclée. 1969, p. 13. « et à n’y voir qu’un objet d’exploitation pour la satisfaction de désirs non maîtrisés. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
L’air que l’on respire, la nourriture que nous procure la terre, sont la source de notre vie biologique. Mais notre vie est plus que biologique, c’est un don de Dieu. Les éléments créés sont plus que la source de vie biologique : ils sont le signe et le véhicule de la vie divine qui nous est communiquée. Les sacrements révèlent la nature profonde des éléments (l’eau, le pain, le vin…), la raison pour laquelle le monde est créé.
Un bel exemple de dimension sacramentelle nous est donné par la fête de la Théophanie (le baptême du Christ dans le Jourdain). Ce jour-là, dans l’Eglise orthodoxe, nous avons le rituel de la Grande Bénédiction des Eaux. La prière de bénédiction commence par une louange à Dieu pour la beauté de la création :
« Tu es grand, Seigneur, tes oeuvres sont admirables, et nulle parole ne suffira pour chanter tes merveilles. (…) C'est Toi que chante le soleil, c'est Toi que la lune glorifie, c'est avec Toi que s'entretiennent les astres, c'est à Toi que la lumière obéit ; devant Toi frémissent les océans et les sources sont tes servantes. Tu déployas les cieux comme une tente, Tu affermis la terre sur les eaux ; Tu entouras la mer de sable, et l'air, Tu le répandis pour qu'on le respirât. Les puissances angéliques te servent dans le ciel, les choeurs des Archanges se prosternent devant Toi… »
Dans cette magnifique doxologie, qui embrasse tout le cosmos, on reconnaîtra des expressions bibliques bien connues, notamment des extraits de psaumes et des allusions à des prophéties d’Isaïe (par exemple Is. 35,1-10). Et la prière continue :
« Toi donc, Ami des hommes et notre Roi, viens aussi maintenant par l'effusion de ton Saint-Esprit et sanctifie cette eau. (…) Et donne-lui la même bénédiction et vertu rédemptrice qu'à celle du Jourdain. Fais-en une source d'immortalité, un trésor de sanctification, pour la rémission des péchés, la guérison des maladies et la perte des démons ; qu'elle soit inaccessible aux puissances ennemies et remplie de la force des anges ! Afin que tous ceux qui en prennent et en boivent trouvent en elle la purification de leur âme et de leur corps, le remède à leurs passions, la sanctification de leur maison et toute sorte de profit… »
Puis on arrive au point culminant du rituel : le célébrant prend la Croix et la plonge dans un récipient d´eau (si la cérémonie a lieu à l´intérieur d´une église), ou dans le fleuve ou la mer (si la cérémonie a lieu à l´extérieur). La Croix, symbolisant la descente du Seigneur dans le Jourdain, sanctifie les eaux et, à travers elles, renouvelle le cosmos tout entier.
L’eau a une affinité naturelle avec l’Esprit-Saint, donateur de Vie. Dans la Genèse, au commencement, l’Esprit de Dieu se mouvait sur les eaux (Gen. 1,2), comme pour les féconder. A la Théophanie, le Saint-Esprit descend visiblement sous forme de colombe sur le Seigneur qui sort des eaux du Jourdain (Matth. 3,16). La matière de l’eau retrouve sa vocation originelle de porter et de révéler la présence et l’action du Saint-Esprit, de révéler la mort au péché et le don de la vie nouvelle.
La terre qui était maudite depuis le péché d’Adam reçoit de nouveau la bénédiction de Dieu. La terre qui était devenue un lieu où poussent les ronces et les épines produit maintenant le blé et la vigne qui vont donner le pain et le vin eucharistiques. La nourriture retrouve sa vocation d’être un moyen de communion avec Dieu.
Après la chute, la création tout entière était tombée sous le pouvoir du Prince des ténèbres. Aujourd'hui, le Seigneur vient reprendre possession de la création : « Je viens anéantir le prince des ténèbres qui se cache dans les eaux, pour délivrer de ses filets le monde entier » (stichère de Sexte aux Grandes Heures). Notre monde déchu est renouvelé et redevient le lieu où Dieu se manifeste (c’est le sens du mot Théophanie). La matière retrouve sa nature sacramentelle, voulue par Dieu à l’origine.
Cette compréhension de ce qui se réalise au baptême du Christ est d’une grande importance, car il fonde le sacrement du baptême chrétien. Le rituel de ce dernier, dans la tradition orthodoxe, comporte lui aussi une grande prière de bénédiction de l’eau. A. Schmemann commente cette prière :
« A la grande litanie sont ajoutées certaines demandes spéciales :
Pour que cette eau reçoive la même bénédiction et vertu rédemptrice que celle du Jourdain.
Purifiée et ayant retrouvé sa nature originelle, l'eau doit maintenant devenir plus encore : le Christ par sa descente dans le Jourdain et son baptême en a fait une force de rédemption pour tous les hommes, le véhicule de la grâce de la rédemption dans le monde.
Pour que cette eau soit capable de détourner tout mauvais dessein des ennemis visibles et invisibles.
C'est par son asservissement au monde et à la matière que l'homme était devenu l'esclave des puissances sataniques. La libération de l'homme commence donc par la libération de la matière elle-même, c'est-à-dire son retour à sa fonction originelle : être une forme de la présence de Dieu, et donc une protection contre les forces de destruction. »A. Schmemann : D’eau et d’Esprit. Desclée de Brouwer. 1987, p. 76.
D’une manière générale, c’est le statut de la matière elle-même qui est en jeu :
« Du point de vue chrétien, la matière n'est jamais neutre. Si elle n'est pas rattachée à Dieu, c'est-à-dire considérée et utilisée comme moyen de communion avec Lui, de vie en Lui, elle devient le véhicule et le locus des puissances démoniaques. (…) Seules la Bible et la foi chrétienne révèlent et connaissent la matière comme étant, d'une part, essentiellement bonne, et d'autre part le véhicule de la chute, de l'asservissement de l'homme à la mort et à la séparation. Ce n'est que dans le Christ et grâce à son pouvoir que la matière peut être libérée et redevenir le symbole de la gloire et de la présence de Dieu, le sacrement de son action et de sa communion avec l'homme. »A. Schmemann : D’eau et d’Esprit. Desclée de Brouwer. 1987, p. 85.
Ainsi, nous pouvons mieux comprendre ce qui se passe dans les sacrements :
« La consécration, qu'il s'agisse de l'eau ou, dans la divine liturgie, du pain et du vin (cf. dans la prière eucharistique de saint Basile : et fais ce pain le Corps précieux du Christ...), n'est jamais un miracle visible et physique, un changement qui pourrait être constaté et éprouvé par nos sens. On peut même dire que dans ce monde, c'est-à-dire d'après nos normes et nos lois objectives, rien ne se passe dans l'eau, le pain ou le vin, qu'aucun test de laboratoire ne décèlera jamais en eux un quelconque changement ou une quelconque mutation, au point même que l'Eglise a toujours considéré comme un blasphème et un péché le fait d'attendre un tel changement, d'observer si quelque chose s'est réellement passé. Le Christ est venu non pas pour remplacer la matière naturelle par quelque matière surnaturelle et sacrée, mais pour la rétablir et l'accomplir en tant que moyen de communion avec Dieu. L'eau bénite dans le baptême, le pain et le vin dans l'eucharistie, prennent la place de l'ensemble de la création, représentent toute la création, mais telle qu'elle sera à la fin, quand elle sera consommée en Dieu, quand Il emplira toutes choses de Lui-même. C'est cette fin qui nous est révélée, annoncée, déjà rendue présente dans le sacrement et, dans ce sens, chaque sacrement nous fait passer dans le Royaume de Dieu. »A. Schmemann : D’eau et d’Esprit. Desclée de Brouwer. 1987, p. 86.
Tout ce qui vient d’être dit sur le sens de la création appelle une attitude et un mode de vie appropriés de l’homme.
Reprenant les termes de la Lettre encyclique de 1989 du Patriarche Dimitrios, le Patriarche Bartholomée précise : « Afin de remédier à la surexploitation des ressources naturelles qui mine notre planète et engendre sa pollution, la vision sacramentale de la création invite l’homme à revenir à un mode de vie eucharistique et ascétique. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
C’est ce que nous allons voir maintenant.
Eucharistie est un mot d’origine grecque qui signifie merci, au sens de rendre grâce.
« En appelant à un esprit eucharistique, le Patriarche Dimitrios nous rappelait que le monde créé n´est pas seulement en notre possession, mais qu´il s´agit d´un don, un don du Dieu Créateur, un don d’émerveillement et de beauté, et que notre réponse appropriée, en recevant ce don, doit être de l´accepter avec gratitude et action de grâce. Cela est certainement le caractère qui nous distingue en tant qu´êtres humains : l´être humain n´est pas seulement un animal logique ou politique, mais avant tout un être eucharistique, capable de gratitude et doté du pouvoir de bénir Dieu pour le don de la création. Les autres animaux expriment leur gratitude simplement en étant eux-mêmes, en vivant dans le monde de la façon instinctive qui leur est propre. Mais nous, êtres humains, possédons une conscience de nous-mêmes, et c´est pourquoi, de façon consciente et en vertu d´un choix délibéré, nous pouvons rendre grâce à Dieu avec une joie eucharistique. Sans cette action de grâce, nous ne sommes pas véritablement humains. »Patriarche Bartholomée : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clôture du Symposium sur Religion, science et environnement à Venise le 10 juin 2002.
« Un esprit eucharistique implique donc d’utiliser les ressources naturelles du monde avec un esprit de reconnaissance, les offrant en retour à Dieu. En vérité, en plus des ressources de la terre, nous devons aussi nous offrir à Lui. Au moment d’offrir la prière eucharistique dans l’Église orthodoxe, le prêtre proclame : Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons, en tout et pour tout. Dans le sacrement de l’eucharistie, nous rendons à Dieu ce qui est à Lui : nous Lui offrons le pain et le vin, qui sont la transformation par le labeur de l’homme du blé et du raisin que nous a donné le Créateur. En retour, Dieu transforme le pain et le vin en mystère de communion eucharistique. L’offrande eucharistique est un bel exemple d’offrande synergique où l’homme collabore de manière constructive, et non destructrice, avec la volonté de Dieu. Faire fructifier de manière constructive, et non destructrice, les dons de Dieu doit être l’attitude de l’homme vis-à-vis de l’environnement naturel. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
« Notre tradition chrétienne considère que le monde est la création de Dieu, appelée dès l'origine à entrer en communion avec Dieu. Ramener la création tout entière à son Créateur apparaît dès l'origine comme l'une des vocations de l'homme. C'est la vocation sacerdotale de l'homme en tant que prêtre de la création ».Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unité des chrétiens n° 179. Juillet 2015.
En effet : « Si le monde fut créé comme matière du sacrement, l’homme fut créé comme prêtre. Mais le péché arriva et rompit cette unité : il ne s’agissait pas seulement d’une question d’enfreindre des règles, mais plutôt de la perte d’une vision, de l’abandon d’un sacrement. L’homme déchu vit le monde comme une chose séculière et profane, et la religion comme quelque chose d’entièrement distinct, privé, éloigné et spirituel. Le sens sacramentel du monde fut perdu. L’homme oublia le sacerdoce qui était le but et le sens de sa vie. Il finit par se voir comme un organisme mourant dans un univers froid et étranger »A. Schmemann : « The World as Sacrament », Church, World, Mission. Crestwood, NY, 1979, p. 223..
L’attitude eucharistique à laquelle nous sommes appelés à revenir découle de ce que nous avons dit précédemment (§ 3.2) sur la dimension sacramentelle du monde créé.
L’ascèse est un vaste domaine. On l’associe plus particulièrement à la vie monastique, mais d’une manière générale, la vie chrétienne implique toujours une certaine ascèse. Je me limiterai ici au jeûne.
Remarque : Plus généralement, au-delà du jeûne, la sobriété est une caractéristique nécessaire de la vie chrétienne. La sobriété ne concerne pas seulement l’alimentation, ni même la consommation de biens matériels, mais correspond à tout une attitude. C’est ainsi que les pères recommandent la sobriété en paroles et mettent en garde contre toute forme d’exaltation, tout excès de sentimentalité ou recherche de sensations fortes. Dieu n’est pas tant dans les phénomènes extraordinaires que dans les choses humbles. Lorsque Dieu se manifesta au prophète Élie sur la montagne de l’Horeb : « Il y eut d’abord un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n'était pas dans le vent. Et après le vent, ce fut un tremblement de terre, mais le Seigneur n'était pas dans le tremblement de terre. Et après le tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n'était pas dans le feu. Et après le feu, un murmure doux et léger. » Et Élie entendit la voix du Seigneur dans ce murmure subtil (cf. 3 Rois 19,11-13).
Dans l’Eglise orthodoxe, on jeûne à peu près la moitié des jours de l’année, en comptant tous les mercredis et les vendredis, les quarante jours du Grand Carême avant Pâques, plus la Semaine Sainte, ainsi que le carême de quarante jours précédant la fête de Noël, celui de quinze jours avant la fête de la Dormition (le 15 août) et celui qui va de la deuxième semaine après la Pentecôte à la fête des apôtres Pierre et Paul (le 29 juin), et encore quelques autres jours de l’année. Le jeûne consiste généralement à s’abstenir de la viande et des produits laitiers, et souvent aussi du poisson, du vin et de l'huile, pour ne privilégier qu'une nourriture végétarienne. Par ailleurs, avant de recevoir la communion eucharistique, les chrétiens orthodoxes observent un jeûne complet depuis la veille au soir jusqu'au repas qui suit la Divine Liturgie.
« Il est intéressant de rappeler que, pour les Pères de l'Église, la pratique du jeûne est une institution divine immuable. Ils voient en effet l'origine de cette pratique ascétique dans le commandement donné par Dieu à Adam au Paradis : Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort (Gen. 2,16-17). »Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unité des chrétiens n° 179. Juillet 2015. Et à l’appui de cette affirmation, l’Archevêque Job cite saint Basile-le-Grand :
« Respectez l'ancienneté du jeûne qui a commencé avec le premier homme, qui a été prescrit dans le paradis terrestre. Adam reçut ce premier précepte : Vous ne mangerez pas le fruit de l'arbre de la science du bien et du mal (Gen. 2,17). Cette défense est une loi de jeûne et d'abstinence. [...] Le jeûne est une fidèle image de la vie du paradis terrestre, non seulement parce que le premier homme vivait comme les anges, et qu'il parvenait à leur ressembler en se contentant de peu ; mais encore parce que tous ces besoins, fruits de l'industrie humaine, étaient ignorés dans le paradis terrestre. On n'y buvait pas de vin, on n'y tuait pas d'animaux, on n'y connaissait pas tout ce qui tourmente l'esprit des malheureux mortels. C'est parce que nous n'avons pas jeûné, que nous avons été chassés du paradis : jeûnons donc pour y entrer de nouveau. »Basile de Césarée : Homélie sur le jeûne 1, 3.
Il existe beaucoup d’autres références bibliques qui justifient le jeûne. Je rappellerai seulement le jeûne de quarante jours du Seigneur dans le désert. Ce jeûne apparaît comme une préparation au combat contre le Diable : « Alors Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Le tentateur, s'étant approché, lui dit : Si Tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains… » (Matth. 4,1-11)
Sans parler ici du jeûne en lien avec le repentir, le jeûne présente deux aspects importants : la maîtrise de soi, et l’esprit de solidarité et de partage.
La maîtrise de soi signifie vigilance et contrôle de nos désirs. Elle se traduit par une modération de nos appétits, une limitation volontaire de notre consommation de nourriture et de ressources naturelles. Chacun de nous est appelé à faire une distinction entre ce que nous désirons et ce dont nous avons réellement besoin.
Le jeûne nous apprend à dominer nos désirs au lieu de nous laisser dominer par eux. On remarquera que, dans la Genèse, le terme dominer ne s’applique pas seulement à l’ensemble des créatures (cf. Gen. 1,28), mais aussi aux tentations. En effet, Dieu dit à Caïn : « Si tu agis bien, tu relèveras ton visage, mais si tu agis mal, le péché est tapi à ta porte et ses désirs se portent vers toi, mais toi, domine sur lui » (Gen. 4,7).
En ce sens, le jeûne éduque notre liberté. Il nous apprend à ne pas nous laisser asservir par les convoitises de toutes sortes, selon la recommandation de saint Paul (cf. par exemple : Rom. 6,12 ; Eph. 2,3 ; Tite 3,3). « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et n'ayez pas soin de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Rom. 13,14).
Cet esprit ascétique implique un effort, un sacrifice. « Ce mot est impopulaire dans le monde moderne, parce que de nombreuses personnes imaginent que le sacrifice signifie une perte ou la mort. Or, dans son essence fondamentale, le sacrifice est un don, une offrande volontaire rendue en culte par l´homme à Dieu. Le sacrifice signifie donner et recevoir la vie. Le sacrifice fait de nous les prêtres de la création. (…) La Croix est le symbole qui doit nous guider. La Croix doit être au centre de notre vision. Sans la Croix, sans le sacrifice, il ne peut y avoir de bénédiction, ni de transfiguration cosmique. »Patriarche Bartholomée : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clôture du Symposium sur Religion, science et environnement à Venise le 10 juin 2002.
Si le Christ a accepté de subir la mort sur la Croix pour que le Mal soit vaincu et que le monde soit sauvé, il est vain de penser que nous pourrons résoudre les problèmes en faisant l’économie de la Croix. « Celui qui ne prend pas sa croix, et ne me suit pas, ne peut être mon disciple » (Matth. 10,38 ; Luc 14,27).
Et pour notre sujet, concernant l’environnement : « Il n´y aura de changements réels et concrets que si nous sommes préparés à faire des sacrifices radicaux, difficiles et véritablement généreux. Si nous ne sacrifions rien, nous n´aurons rien. Inutile de dire qu´en ce qui concerne les nations et les personnes, il est exigé bien davantage des riches que des pauvres. Toutefois, tous sont appelés à sacrifier quelque chose au nom de leurs concitoyens. »Patriarche Bartholomée : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clôture du Symposium sur Religion, science et environnement à Venise le 10 juin 2002.
« Le jeûne est donc une alternative critique à notre mode de vie consumériste, à la société de convoitise, qui ne nous permet pas de remarquer l’impact et l’effet de nos habitudes et de nos actions. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014. La pratique du jeûne réduit la pression sur l’environnement.
« À l'époque du réchauffement climatique, il est urgent pour le monde chrétien de redécouvrir et de promouvoir l'esprit ascétique qui lui était si caractéristique. La spiritualité de l'Église orthodoxe peut y contribuer, puisqu'elle prône de préserver l'environnement naturel en vivant en harmonie avec lui et en réduisant notre mode de vie consumériste par la modération et l'abstinence. »Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unité des chrétiens n° 179. Juillet 2015.
Nous retrouvons ici la question de la justice évoquée au début de cet exposé.
« Nos sociétés de consommation contemporaines ignorent trop souvent l’injustice créée par le commerce mondial et les régimes d’investissement. Or, la modération et l’abstinence que nous enseigne le jeûne nous sensibilisent et nous incitent à avoir compassion des pauvres. (…) En faisant attention à ce que nous faisons, à la nourriture que nous prenons et à la quantité de ce que nous possédons, nous apprécions mieux la réalité de la souffrance et la valeur du partage. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
« Le jeûne est une façon de ne pas vouloir, de vouloir moins, et de reconnaître les besoins des autres. Un aspect du jeûne qui est souvent oublié ou négligé est son aspect caritatif. La tradition patristique nous enseigne que l'argent économisé en pratiquant le jeûne, du fait que l'on se prive de nourriture ou de certains aliments, ne doit pas être conservé en tant que gain, mais doit être distribué et partagé sous forme d'aumône. Il s'agit là d'une dimension sociale du jeûne, très actuelle à une époque où nos sociétés traversent des crises économiques ou voient l'abîme entre riches et pauvres se creuser. C'est aussi un moyen de contrer le gaspillage où l'on voit s'accumuler devant les demeures des riches des poubelles qui débordent et dans lesquelles viennent malheureusement de plus en plus fouiller les pauvres. »Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unité des chrétiens n° 179. Juillet 2015.
Jean Chrysostome, cité par l’Archevêque Job, affirme en effet que le jeûne implique l'aumône :
« Ce n'est pas la prière seule, c'est le jeûne aussi que l'aumône corrobore. Si vous jeûnez sans faire l'aumône, le jeûne perd sa valeur et son nom. Celui qui jeûne de la sorte est même au-dessous de celui qui se livre aux plaisirs de la table, et d'autant plus que l'homme cruel est au-dessous du voluptueux. »Jean Chrysostome : Homélies sur Matthieu LXXV1I, 6 (trad. J. Bareille), Paris, 1869, t. 7, p. 44.
Chrysostome souligne que le jeûne doit aussi s'incarner par les oeuvres :
« Vous jeûnez ? Montrez-le moi par vos oeuvres. Par quelles oeuvres me demanderez-vous ? Si vous voyez un pauvre, ayez-en pitié. [...] Que les mains jeûnent, en s'abstenant de toute rapine et de tout soin d'accumuler. »Jean Chrysostome : Homélies au peuple d'Antioche III, 4 (trad. J. Bareille), Paris, 1866, t. 2, p. 40.
De même, Grégoire Palamas disait :
« Lorsque vous jeûnez et limitez votre nourriture, n'accumulez pas les surplus pour le jour suivant. Le Seigneur nous fit riches en devenant pauvre, et vous, par votre faim volontaire, vous devez nourrir ceux qui ont faim contre leur volonté. »Grégoire Palamas : Homélie 13, 9, PG 151, 161.
« Dans beaucoup de pays orthodoxes, comme on le pratiquait encore à Chypre après la Seconde Guerre mondiale, on avait l'habitude d'organiser des soupes populaires pendant le Carême pour nourrir les pauvres. Et encore maintenant, pendant la crise économique en Grèce, l'Église orthodoxe ne reste pas insensible au fait qu'elle se doit de nourrir les pauvres. La pratique du jeûne (…) nous invite à reconnaître la faim et le besoin des autres. Mais elle nous invite surtout à rendre grâce à Dieu pour le don de la création qui est offert à tous et que nous devons partager. »Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unité des chrétiens n° 179. Juillet 2015.
Nous avons tenté de montrer la spécificité de la spiritualité chrétienne, telle qu’elle est conçue dans la tradition orthodoxe. « Notre attitude chrétienne face à la crise environnementale se distingue de celle des mouvements écologistes contemporains. La différence ne réside pas tant dans le degré de désir de préservation et de protection des ressources naturelles du monde, qui devrait être la priorité de tous les hommes, qu’ils soient des chefs politiques ou de simples citoyens. La différence, ou la spécificité chrétienne, réside dans notre conception du monde, et non dans le but recherché dans cette démarche. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Je conclus avec les mots du Patriarche Bartholomée : « La crise à laquelle notre monde est confronté ne se résume pas à une crise environnementale. Cette crise est avant tout spirituelle, puisqu’elle concerne notre façon d’envisager ou d’imaginer le monde. En se coupant de Dieu, l’humanité se coupe aussi de son prochain et de son environnement, et de ce fait, l’individualisme et l’utilitarisme nous conduisent à abuser de la création sacrée et nous mènent à l’impasse écologique contemporaine. Ayant perdu de vue la relation qui existe entre le Créateur et sa création, l’humanité a cessé d’être le prêtre et l’économe de la création et s’est transformée en un tyran qui abuse de la nature. Dès lors, l’homme traite sa planète de manière inhumaine et impie précisément parce qu’il ne la considère plus comme un don reçu d’en haut, comme un don reçu de Dieu. C’est pourquoi, avant de pouvoir traiter de manière efficace les problèmes de notre environnement, nous devons changer notre vision du monde. (…) Nous avons essayé de montrer qu’il est indispensable d’adopter une vision sacramentelle du monde, de cultiver un esprit eucharistique, un ethos ascétique et une culture de solidarité, et d’avoir constamment à l’esprit que tout ce qui fait partie du monde naturel, qu’il soit grand ou petit, a une importance au sein de l’univers et pour la vie du monde. Nous avons une responsabilité, devant Dieu, envers chaque créature vivante et envers l’ensemble de la création naturelle que nous devons traiter avec l’amour approprié et le plus grand soin. Ce n’est que de cette façon que nous assurerons aux générations à venir un environnement sain et propice au bonheur. Autrement, l’insatiable avidité de notre génération constituera un péché mortel dont ne résulteront que la destruction et la mort. »Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
« La cause originale de toutes nos difficultés réside dans l´égoïsme et dans le péché de l´homme. Ce qui est exigé de nous, ce ne sont pas de plus grandes compétences technologiques, mais un plus grand repentir, metanoia, dans le sens littéral du terme grec, qui signifie conversion du coeur. La cause première de notre péché à l´égard de l´environnement réside dans notre égoïsme et dans l´ordre de valeurs erroné que nous avons reçu en héritage et que nous acceptons sans aucun sens critique. Nous avons besoin d´une nouvelle façon de réfléchir sur nous-mêmes, sur notre relation avec le monde et avec Dieu. Sans cette conversion du coeur révolutionnaire, tous nos projets de conservation, quelles que soient nos bonnes intentions, se révéleront inefficaces car nous ne occuperons que des symptômes, et non de leurs causes. »Patriarche Bartholomée : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clôture du Symposium sur Religion, science et environnement à Venise le 10 juin 2002.
Plus que de solutions techniques, nous avons donc besoin d’une nouvelle vision, d’une conversion. Quand nous parlons de conversion, c’est d’abord aux chrétiens qu’il appartient de se convertir. Cette conversion ne doit pas être envisagée comme une perte, comme un appauvrissement, mais au contraire comme une proposition qui nous ouvre des perspectives. Si les chrétiens ont un comportement conforme à leur foi, avec un enthousiasme communicatif, alors le monde les croira et les suivra.