METZ
PAROISSE ORTHODOXE DES TROIS SAINTS HIERARQUES
Basile-le-Grand, Grégoire-le-Théologien et Jean-Chrysostome
православная церковь русской традиции
Cet été, nous avons commencé une série d’entretiens pour parler de l’expérience de Dieu dans la vie intérieure. C’est le grand sujet des pères dans ce que l’on appelle la littérature ascétique : comment on incarne la prière dans notre vie intime.
Pour résumer mon intention, je rappellerai d’abord que nous disposons de beaucoup de textes patristiques sur la vie spirituelle. Ils ont généralement été écrits par des moines et pour des moines, et peuvent nous paraître difficiles. Il faut donc les lire avec discernement. Les moines vivent retirés du monde. Quant à nous, nous ne vivons pas à l’écart, mais dans le monde. Mais nous avons besoin malgré tout de pouvoir nous retirer dans un lieu intérieur, comme nous l’enseigne le Seigneur : « Quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme ta porte, et prie le Seigneur qui est là dans le lieu secret » (Matth. 6,6). Il est important de connaître ce lieu secret, que l’on appelle aussi le lieu du cœur, parce que c’est là que l’on va pouvoir le mieux retrouver la présence de Dieu dans la prière.
Un autre point est que notre vie spirituelle n’est pas désincarnée. C’est dans notre vie réelle, avec ses joies et ses peines, ses réussites et ses échecs, que Dieu est présent et agissant. Une connaissance intellectuelle, le fait par exemple de pouvoir citer les pères, ne suffit pas si l’on n’a pas fait soi-même l’expérience du combat contre les tentations et si l’on n’a pas exercé sa persévérance dans les épreuves. Des épreuves, chacun d’entre nous en a connues à un moment ou à un autre dans sa vie : des épreuves dans le domaine de la vie scolaire, professionnelle, sociale, affective, des soucis de santé, des deuils, des situations de stress. Quand vous avez des épreuves, je ne le sais pas toujours, mais lorsque je le sais, je les porte avec vous. Et chaque épreuve est aussi une expérience spirituelle : si on la vit comme telle, on en sort grandi.
Maintenant, je voudrais prolonger un peu notre sujet sur la question plus précise de la purification du cœur, du combat contre les passions, en m’appuyant principalement sur saint Théophane-le-Reclus.
Théophane est un saint de la Russie du 19e siècle. Il était évêque, mais sa vocation profonde était la prière et la vie intérieure à l’écart de l’agitation du monde. Aussi, il n’a dirigé son diocèse que quelques années, après quoi il s’est retiré dans un monastère et à vécu le reste de sa vie dans la solitude, d’où son nom de reclus. Mais il n’est pas resté inactif pour autant car, durant cette période, il a écrit des dizaines d’ouvrages spirituels, et il a joué un rôle important comme traducteur de la Philocalie.
La Philocalie est un recueil de textes rassemblés au 18e siècle par saint Nicodème l’Hagiorite (de la Sainte Montagne de l’Athos), et portant sur la prière intérieure, dans la tradition hésychaste qui est au cœur de la spiritualité monastique orthodoxe depuis les premiers pères du désert, en passant par le Sinaï, le Mont Athos… Des textes dont l’accès était devenu difficile, car on ne comprenait plus forcément la langue dans laquelle ils avaient été écrits par les pères des premiers siècles.
Certains textes portant sur les mêmes sujets (comme les Homélies spirituelles de saint Macaire d’Egypte, les Discours ascétiques de saint Isaac le Syrien, l’Echelle sainte de saint Jean Climaque…) n’ont pas été inclus dans ce recueil mais sont restés édités à part, car ils n’avaient jamais cessé d’être utilisés dans les monastères.
Le texte grec de la Philocalie a ensuite été traduit en slavon par saint Païssy Velitchkovsky (en Moldavie). Et Théophane-le-Reclus l’a traduit en russe un siècle plus tard. La Philocalie a eu une influence considérable sur le renouveau de la vie spirituelle dans tout le monde orthodoxe. Elle est disponible dans une traduction en français depuis plusieurs dizaines d’années. La Philocalie (trad. française J. Touraille). 2 tomes. Desclée de Brouwer - J. C. Lattès, Paris. 1995.
Si, dans sa vie recluse, Théophane ne recevait plus de visites, il entretenait néanmoins une correspondance épistolaire très abondante. Et parmi ses correspondants, il y avait une jeune femme de l’aristocratie russe, nommée Anastasia Ivanovna Kougoutcheva, qui se posait des questions sur la vie mondaine qui était celle de son milieu social, se rendant compte que ce n’était pas la vraie vie. Elle s’est adressée à Théophane pour lui demander des conseils pour sa vie spirituelle, et Théophane a échangé un certain nombre de lettres avec elle. Ces lettres ont été publiées, et elles son traduites en français sous le titre : Lettres de direction spirituelle. Saint Théophane-le-Reclus : Lettres de direction spirituelle. Ed. des Syrtes. Genève. 2014.
L’intérêt de ces lettres vient de ce que, d’une part, Théophane a assimilé tout ce que les pères avaient pu dire sur la prière, la vie intérieure, le combat contre les passions, et qu’en tant que moine il avait pu mettre en pratique, et, d’autre part, il s’adresse à des personnes qui comme nous vivent dans le monde. On pourrait peut-être avoir une petite réserve sur la manière un peu dominatrice, un peu infantilisante, dont il s’adresse à sa jeune correspondante, courante à son époque, mais qui passerait moins bien aujourd’hui. Mais une fois que l’on a compris cela, on peut tirer profit du discours de Théophane, car il explique clairement les choses.
Je vais donc citer des extraits des Lettres de direction spirituelle de saint Théophane-le-Reclus qui concernent les passions.
Nous savons en principe de quoi il est question quand on parle des péchés : on peut dire que ce sont les manquements par rapport aux commandements de Dieu, qui se résument dans le plus grand commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force, et Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (cf. Matth. 22,37-40 ; Luc 10,27). Il y a donc les péchés contre l’amour de Dieu, les péchés contre le prochain ; on pourrait ajouter les péchés contre la création. Et finalement, le péché est toujours contre soi-même.
Nous savons aussi que Dieu pardonne le pécheur qui se repent. La part qui revient à Dieu, c’est de pardonner ; celle qui nous revient, c’est de nous repentir. Mais de quoi faut-il donc se repentir, quels péchés faut-il confesser ? On comprend que les actes, ainsi que les mauvaises pensées auxquelles on donne son adhésion, sont des péchés. Mais les pensées qui viennent indépendamment de notre volonté, et que nous écartons dès qu’elles apparaissent, ne sont pas encore des péchés. Toutefois, nous dit Théophane-le-Reclus dans des passages que je vais citer, par le fait qu’elles ont pu émerger, elles sont le signe que notre cœur n’est pas encore purifié des passions.
Voici un passage d’une lettre de Théophane. Il s’adresse donc à la jeune Anastasia qui ne comprenait pas encore pourquoi il fallait parler des passions :
Regardez : vous voyez bien que les passions sont toujours là, en vous. Vous m'avez écrit tout récemment que vous vous étiez sérieusement emportée (contre quelqu’un), n'est-ce pas là une passion ? Or, elle n'est pas seule, elle s’accompagne d'orgueil, de volonté propre, de dédain à l'égard de l'autre. Et, quelque temps auparavant, vous avez évoqué le fait que vous aviez refusé une pièce à quelqu’un qui vous la demandait (on pourrait généraliser : refuser une aide à quelqu’un qui vous le demandait). Qu’est-ce, sinon de l'avarice (de l’égoïsme) ? Et cela encore : vous m'avez dit ne pas supporter telle personne, n’est-ce pas là une passion ? Si vous creusiez un peu en vous-même, vous feriez de belles découvertes ! Soyez certaine qu'il y a des passions en vous et qu'il faut les chasser, car leur présence est illégitime et nuisible, elles entravent la progression dans la vie spirituelle. (Lettre LIII)
Les passions sont donc une réalité, mais en quoi se distinguent-elles des péchés ? En simplifiant, on peut dire que le péché est un acte, ou une parole, dans une situation donnée. Par exemple : je me suis mis en colère, j’ai agressé quelqu’un : c’est un péché. La passion, c’est ce qui est au fond de l’âme, indépendamment des circonstances, et qui a conduit au péché. Le Seigneur nous le dit autrement dans l’Evangile de Mattieu : « C'est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les calomnies : voilà les choses qui souillent l'homme » (Matth. 15,19).
Parmi les passions, Théophane a nommé l’orgueil, l’amour de soi, l’égoïsme, le fait de tout rapporter à soi, les jalousies. On pourrait ajouter la convoitise : c’est un des aspects du péché d’Adam et Eve, convoiter le fruit défendu. La Bible met souvent en garde contre les convoitises. Ainsi, dans le Décalogue : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain…, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain… » (Ex. 20,17 ; Deut. 5,21). On voit ici que la convoitise peut concerner aussi bien les biens matériels que les désirs charnels : convoiter la femme qui n’est pas la sienne, ou l’homme qui n’est pas le sien. Dans la parabole du semeur, le Seigneur dit de ceux qui reçoivent la semence parmi les épines : « Ce sont ceux qui écoutent la parole et en qui les soucis du siècle, la séduction des richesses et l’invasion des autres convoitises étouffent la Parole et la rendent infructueuse » (Marc 4,18-19). Quant à saint Paul, il nous exhorte souvent à nous défaire de cette passion. Par exemple dans l’épitre aux Romains : « Que le péché ne règne donc pas dans votre corps mortel, et n'obéissez pas à ses convoitises » (Rom. 6,12). Ou bien encore : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et n'ayez pas soin de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Rom. 13,14).
Les passions sont donc en nous, il faut que nous en soyons conscients, et elles s’opposent toujours au bien que nous devrions faire. Je cite encore saint Théophane dans une autre lettre :
Les passions s'opposent toujours à ce qu'il est bon de faire. Il nous est demandé d’être humbles, mais la passion enseigne l'orgueil et la vaine gloire ; il nous est demandé d’être doux, mais la passion nous incite à l'irritation et à la colère ; il nous est demandé de nous réjouir du bonheur des autres, mais la passion nous rend envieux ; il nous est demandé de pardonner les offenses, la passion attise l'esprit de vengeance... Ainsi, à tout ce qui est bon s'oppose une passion. (Lettre LV)
Les passions existent, mais d’où viennent-elles, est-ce qu’elles font partie de la nature humaine ? On entend souvent dire, comme pour excuser nos mauvais comportements : « c’est comme ça, c’est le propre de la nature humaine ». Cela voudrait-il dire que Dieu nous a créés avec les passions ? Non ! Les pères sont unanimes : les passions ne font pas partie de la nature humaine que nous avons reçue lorsque Dieu nous a créés. Elles sont venues se surajouter par la suite. Elles sont une perversion de la nature. Je cite saint Théophane :
Les passions n'appartiennent pas à la nature, elles viennent d'ailleurs. Mais elles ne restent pas là, dans les interstices, elles pénètrent dans l’âme et dans le corps, elles s'emparent même de l'esprit – la conscience et la liberté – et, de la sorte, elles se rendent maîtres de l’homme tout entier. Et comme elles sont en symbiose avec les démons, ceux-ci, à travers elles, maîtrisent l'homme, lequel continue à imaginer qu’il est le seul maître à bord. (Lettre LIII)
Et dans une autre lettre :
Les passions nous habitent, mais elles n'ont pas d'autonomie en nous. La raison, par exemple, est une partie essentielle de l'âme et on ne peut l'enlever sans détruire l'âme. Les passions sont autres. Elles se sont introduites dans notre nature et elles peuvent en être chassées sans que l'homme cesse d'être un homme. Au contraire, une fois chassées, l'homme devient un homme véritable, alors que par leur présence elles le défigurent et font de lui un être qui, à bien des égards, est pire que l’animal. Quand elles s'emparent d’une personne et que celle-ci les affectionne, elles se fondent avec la nature humaine au point que cette personne agit sous leur impulsion comme si cela venait de sa nature-même. C’est l'impression que l'on a, car la personne qui agit sous leur action, mais de son plein gré, est persuadée qu'elle ne peut agir autrement, que c’est la nature. (Lettre LIV)
Les passions nous dirigent donc à notre insu, comme l’explique Théophane à sa correspondante qui n’en avait pas encore pris conscience :
(Sans que vous en ayez conscience), les passions étaient là, et vous agissiez conformément à elles sans vous rendre compte que vous alliez contre vous-même (car en fait, quand on agit selon les passions, on agit contre soi-même). Vous étiez même fière parfois de votre « noble » indignation, de votre « noble » fierté, alors que, dans leur aspect « noble », elles sont tout aussi peu nobles que dans tout autre. Oui, elles étaient là avant et presque à votre insu elles vous dominaient parfois. (Suite de la Lettre LIV)
Vous avez bien suivi ce que dit saint Théophane. Les passions ne font pas partie de notre nature telle que Dieu l’a voulue : elles s’y sont introduites par effraction. Mais une fois là, elles se sont unies à notre nature, au point que nous avons l’impression qu’elles font partie de nous. Nous croyons être maîtres à bord, mais c’est une illusion, nous sommes en fait le jouet des passions, ce sont elles qui nous dirigent.
Mais comment se sont-elles introduites dans notre nature ? Pour le comprendre, il faut relire l’épitre aux Romains, en particulier les chapitres 5 à 8. Dans cette épitre, saint Paul nous explique que les passions sont venues en nous par le péché d’Adam, qui est en fait notre péché, car Adam représente l’humanité tout entière. Je cite : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort s'est étendue sur tous les hommes, parce que tous ont péché... » (Rom. 5,12). Saint Paul nous dit donc que le péché est venu par le premier homme, Adam, mais que nous participons tous à ce péché. Et donc c’est par-là que les passions se sont introduites en nous. En entrant dans le jeu du Tentateur, nous sommes devenus ses complices et ses esclaves, nous nous sommes soumis à la loi du péché, selon les termes de saint Paul.
C’est de cet esclavage que le Christ est venu nous libérer : c’est en cela que consiste le salut. Désormais, si nous sommes en Christ, nous ne vivons plus sous la loi du péché. Le péché est en Adam, dans le vieil homme comme dit saint Paul ; mais dans l’homme nouveau, en Christ, il n’y a plus de péché. Car, je cite encore l’épitre aux Romains : « Notre vieil homme a été crucifié avec le Christ, afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne soyons plus esclaves du péché » (Rom. 6,6). Et un peu plus loin : « En effet, la loi de l'esprit de vie en Jésus-Christ m'a affranchi de la loi du péché et de la mort » (Rom. 8,2). « Et si le Christ est en vous, le corps, il est vrai, est mort à cause du péché, mais l'esprit est vie à cause de la justice » (Rom. 8,10).
Dans ces quelques versets, saint Paul nous dit que, oui, en Christ nous sommes libres, car le Christ nous a libérés du péché. Désormais, par notre baptême, nous vivons selon une loi nouvelle qui n'est plus la loi du péché, qui n'est plus la loi de la haine mais qui est la loi de l'amour : « L'amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné » (Rom. 5,5). Mais en réalité, le vieil homme est toujours là pour réclamer ses droits. C’est ce que l’apôtre exprime de la manière suivante : « Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur !... Ainsi donc, moi-même, je suis par l'entendement soumis à la loi de Dieu (saint Paul dit esclave de la loi de Dieu pour jouer sur le mot esclave, cela signifie en fait : soumis à la loi de Dieu, donc libre du péché), et (en même temps) je suis par la chair esclave de la loi du péché » (Rom. 7,25).
Ainsi, dans la mesure où je me suis joint au Christ, je suis libre du péché, mais en même temps, dans ma chair, je reste esclave de la loi du péché : il y a en nous ces deux aspects contradictoires que saint Paul explique très bien : « Nous savons, en effet, que la loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais. (…) Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi. (…) Car, selon l'homme intérieur, je prends plaisir à la loi de Dieu ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres » (Rom. 7,14-23).
On ne peut pas exprimer mieux la contradiction qui existe en nous. Ces textes de saint Paul sont vraiment clairs si on les tient tous ensemble. Par contre, si on isolait le dernier passage que j’ai cité, on pourrait le lire de manière pessimiste, et conclure qu’il n’y a rien à faire, que nous resterons toujours esclaves du péché. Or l’intention de saint Paul n’est pas de nous décourager, mais de nous encourager à entrer dans le combat. Car le Christ nous libère du péché mais, pour que cette libération devienne effective, nous avons un combat à mener contre les passions qui sont toujours agissantes. Et ce combat, nous ne pouvons le mener qu’avec l’aide du Christ, car nos forces humaines sont insuffisantes. Le combat contre les passions n’est donc pas une invention des pères : tout est déjà dans la Bible.
Nous avons donc compris la différence entre les passions et le péché. Mais par quel mécanisme les pensées passionnées conduisent-elles au péché en acte ? C’est ce qu’explique Théophane dans une lettre dont je cite maintenant un assez long passage :
Qu'une passion se manifeste en nous, ce n'est pas là un malheur inévitable. Cela signifie que nous ne sommes pas purs, mais cela ne fait pas de nous des coupables. Notre culpabilité commence à partir du moment où nous ressentons de la bienveillance à l’égard d’une passion que nous avons remarquée, dans laquelle nous ne nous sommes pas empressés à reconnaître l’ennemi et contre laquelle nous ne nous sommes pas armés de colère ; au contraire, nous l'avons accueillie, admirée, et nous nous sommes délectés de ce qu'elle nous a apporté. Cela montre déjà que nous n'avons pas d'objection à être familiers des passions, qui sont ennemies de Dieu. Car l'esprit charnel (de la passion) « est ennemi de Dieu » (cf. Rom. 8,7). Où commence le consentement, là commence la culpabilité, laquelle s'accentue à mesure que l'on s'enfonce dans le passionnel. (Lettre LVII)
On notera ici que c’est notre complaisance à l’égard des passions qui leur permet de se développer. Saint Théophane continue :
Je vais vous décrire comment les choses se passent. L'état de notre esprit est habituellement le suivant : nos pensées vagabondent de-ci de-là, nos sentiments et nos désirs oscillent sans direction précise. C’est comme ça presque tout le temps. Des journées entières peuvent se dérouler ainsi. La plupart de ces pensées sont futiles, rattachées à des préoccupations quotidiennes. Elles sont souvent interrompues par de vagues rêveries, quand on ne pense à rien. Et ces pensées vides, vaines, se pressent à la superficie de l'âme. Comment dompter et organiser ce désordre des pensées, qui empêche de se souvenir de Dieu et des choses divines, je vous l’ai plus d’une fois expliqué. (Suite de la Lettre LVII)
Il faut faire ici faire une remarque sur les pensées, car il en existe de plusieurs types, comme le disent les pères. Il y a les pensées bonnes, qui viennent de Dieu, conformes à la volonté et aux Commandements de Dieu. Il y a les pensées qui sont neutres, ni bonnes ni mauvaises, qui viennent de nous, par exemple lorsque nous réfléchissons à ce que nous devons faire : dans ce cas, c’est nous qui décidons à quoi nous devons penser. Et il y a les pensées passionnées, que nous ne décidons pas et qui nous inclinent au péché, qui viennent de l’Ennemi, pour nous éloigner de Dieu. Ce sont ces dernières pensées qui interviennent en tant que passions.
A partir de là, Théophane va décrire les étapes du développement d’une passion. Pour être concret, il prend comme exemple ce qui peut se passer depuis le souvenir d’avoir été offensé par quelqu’un, jusqu’au désir de vengeance et au passage à l’acte. Le mécanisme serait le même avec les autres passions. Je cite :
Voyez ceci : une chose s'est imposée parmi les autres d'une façon particulière et elle réclame votre attention. Supposons que ce soit le visage d’une personne qui autrefois vous a offensée. Il est évident que quelqu’un cherche, en retenant votre attention sur ce visage, à vous pousser à l'indignation, à la colère et même au désir de vengeance. Et c’est ce qui va se passer, si vous ne prenez pas les mesures adéquates. (…)
Notez bien : la pensée (l’image d’un visage lié à une offense) a engendré le sentiment (l’indignation, la colère), la pensée alliée au sentiment a engendré le désir (de vengeance). L'âme est emplie par la passion. Mais tout cela n'est pour l’instant qu'impuretés et péchés mentaux. On est encore loin de l’acte. Entre le désir et sa réalisation, il y a toujours la résolution de passer à l'acte et la préméditation sur les moyens d'y parvenir. Il ne ressort pas toujours clairement comment la décision se forme. Elle est déjà là, de façon atténuée, dans le désir ; puis elle croît en même temps que la préméditation sur les moyens et les circonstances.
Lorsque tout est bien réfléchi, la décision est prise. L’affaire est alors déjà perpétrée intérieurement. Devant la face de Dieu et de la conscience, le péché est déjà commis : les commandements sont transgressés, la conscience est piétinée. Il se passe parfois beaucoup de temps entre le moment du désir et celui de la décision. La crainte de Dieu entre en jeu, les commandements sont remémorés, la conscience ne reste pas muette. Mais toutes leurs mises en garde salvatrices sont rejetées avec dédain. C’est pourquoi, dans la décision, il y a déjà et délit et péché. Bien que la pensée, le sentiment et le désir aient envahi l'âme tout entière, ils semblent n'agir encore qu'à sa surface. Il n'y a pas encore d'inclination au péché, il n'y a pour le moment qu’une incitation : l'inclination ne commence qu'à partir du moment où l'âme se met à supputer si elle peut satisfaire la passion et comment. Elle s’engage alors sur la voie du péché.
Quand la décision a été prise, la liberté s'est trouvée liée, l'âme se sent dans la nécessité de réaliser ce qu'elle a projeté. Le projet peut rester à l'état d'ébauche à cause d'obstacles soudainement rencontrés. Il peut aussi être abandonné parce que la personne elle-même a changé d’idée pour de quelconques considérations ou à cause de la conscience et de la crainte de Dieu, si celles-ci sont appelées à s'insurger.
En fin de compte, tout est arrangé et la chose est faite. Vous vous êtes vengée comme vous l'aviez projeté. La passion est satisfaite, le péché est commis. Que s'est-il ajouté à la décision mûrie auparavant ? Apparemment rien, puisque c'est la réalisation d’un plan établi précédemment. C’est ce qu'il paraît, mais, en réalité, la faute s'accroît à l'extrême :
- Premièrement, la crainte de Dieu et la conscience n'étaient jusqu'alors que refoulées, méprisées, mais, maintenant, elles sont bafouées (…).
- Deuxièmement, l'affaire intérieure entre maintenant dans le cours des événements extérieurs et elle doit s'accompagner de ses conséquences, extérieures elles aussi. On ne peut la biffer du cours des événements, ni d'un trait de plume ni d'une parole. Elle restera là pour toujours, rattachée au personnage qui l'a commise en l'obligeant à goûter lui aussi de ses fruits.
- Troisièmement, la grâce de Dieu s'en va et l'homme sort de la sphère divine pour entrer dans la sphère de l’ennemi de Dieu et de lui-même. Il est abattu, accablé, il se sent écrasé par un poids inconnu. (Suite de la Lettre LVII)
Voila une description très réaliste de ce qui se passe. Et on comprend que notre responsabilité est engagée à chaque étape de ce processus :
Car, en fait, il est rare que la volonté ne s'en mêle pas : par manque d'attention vous avez laissé libre cours à la pensée mauvaise et elle a fait naître un sentiment passionnel : c'est de votre faute, pourquoi n'avez-vous pas été vigilante ? À cause de ce défaut d'attention, et aussi par abandon au plaisir des sens, vous avez tardé à prendre les armes contre lui pour le chasser et il a réussi à faire naître un désir passionnel : vous êtes coupable de ne pas vous être armée à temps. Vous avez laissé le désir s'attarder, vous ne vous êtes pas aussitôt armée contre lui - et cela vous rend d’autant plus coupable. Récapitulons : la pensée mauvaise a été tolérée - première faute ; on a permis quelle engendre un sentiment mauvais - deuxième faute ; du sentiment mauvais est né un désir mauvais - troisième faute, et le désir mauvais a eu le loisir de s'attarder - quatrième faute. Combien cela fait de culpabilités ! (Lettre LX)
A chaque étape, il reste possible d’interrompre le processus, mais notre résistance s’affaiblit au fur et à mesure que la passion se développe en dictant sa loi. Et au bout du compte, ce qui nous paraissait juste, nécessaire et bon, ce à quoi nous avions donné notre adhésion, nous laisse avec un gout amer et des conséquences qui vont compliquer notre vie.
Maintenant que nous connaissons mieux les passions et leur façon d’agir, j’en arrive au point important dans la pratique : comment pouvons-nous les combattre ?
On ne peut combattre que ce que l’on a clairement identifié. Le combat contre les passions commence donc par une vigilance pour détecter leur manifestation. Mais déjà, à cette étape, il y a une difficulté, car notre vigilance peut être trompée. En effet, dit saint Théophane :
La passion n’apparaît pas toujours sous la forme qui est la sienne ; elle peut prendre une apparence tellement bienséante que l'on croit voir quelque chose de bon. La colère, par exemple, quand elle s'enflamme, on voit bien que c’est une passion. Mais elle ne se manifeste pas toujours sous sa forme grossière et apparaît souvent sous la forme d'une noble indignation. Ainsi de toute passion, qui a coutume de se parer des habits de la décence et d’apparaître pleine de noblesse. Un saint homme disait à son disciple : « Fais attention de ne pas garder un traître auprès de toi. Qui donc est le traître ? demanda le disciple. - La complaisance envers soi répondit le saint ». (Lettre LV)
La difficulté vient en effet du fait que ce que l’on estime en soi comme une qualité n’est en réalité rien d’autre qu’une passion. Attention donc à la complaisance que nous pouvons avoir spontanément pour nos passions. Il faut au contraire leur manifester de l’hostilité, et cela, dès qu’elles apparaissent. Je cite encore saint Théophane :
Comment chasser les passions ? Par un mouvement de colère à leur encontre, en s'emportant contre elles. À peine avez-vous détecté la manifestation d’une passion, aussitôt éveillez en vous la colère contre elle. Cette colère représente le rejet catégorique de la passion, car celle-ci ne peut se maintenir que grâce à la sympathie que l'on a envers elle. C'est le seul cas où la colère est autorisée et utile. Chez tous les saints Pères, la colère est donnée comme une arme contre les passions et les mauvais mouvements du cœur, pour les chasser. Ils interprètent en ce sens les paroles du roi David : « Irritez-vous, mais ne péchez pas » (Ps. 4,5) reprises par l'apôtre Paul (Éph. 4,26). Emportez-vous contre les passions et vous ne pécherez pas, car, quand la passion est chassée par la colère, toute occasion de pécher est brisée. Ce qui est passionnel est toujours accueilli favorablement par cette complaisance secrète envers soi. Il faut donc couper court à cette sympathie et susciter la colère. (Lettre LVI)
Voila donc la première chose à faire quand une passion commence à se manifester. Mais la colère ne suffit pas car, je cite :
Il est évident qu'après la colère il faut recourir à un autre moyen. Mais lequel ? Que fait celui qui a subi l'agression d'un homme méchant ? Il le frappe en criant : « Au secours ! » À cet appel accourt un gardien qui le tire d’affaire. C'est également ce qu'il faut faire dans le combat spirituel contre les passions : il faut appeler à l'aide : « Seigneur, viens à mon secours, Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, sauve-moi ! Ô Dieu, écoute mon appel, Seigneur, hâte-toi de me secourir ! » (Lettre LVIII)
Nous pouvons reconnaître ici plusieurs prières tirées des Psaumes et des Evangiles. Notre meilleur espoir de sortir victorieux du combat est donc dans l’invocation du Christ, car notre propre force est insuffisante.
Quant à l'idée de se débattre avec les passions en échafaudant des chefs d'accusation contre elles, elle ne vaut rien : le succès est plus que douteux, car tandis que vous passerez en revue tous les chefs d'accusation, le prévenu (la passion) est là - certes, sur le banc des accusés - et se raccroche à son avocat, la sympathie. (Lettre LVI)
Il y a ici une grande règle à retenir : ce n’est pas sur les mauvaises pensées qu’il faut fixer son esprit pour les combattre (car on risque de leur trouver de la sympathie et elles vont éveiller notre désir), mais sur le Seigneur. Car, dit encore Théophane :
Le procédé (qui consiste à entrer en dialogue avec les pensées passionnelles avec des arguments contre elles) n'est pas sûr : nous démasquons la pensée mauvaise, mais nous la gardons dans notre esprit et elle va éveiller le sentiment et provoquer le désir, ce qui veut dire qu’elle continue à souiller l'âme. Au contraire, si nous refusons d’entrer dans une confrontation verbale avec la passion et que nous nous adressons directement au Seigneur avec crainte, dévotion, espérance et confiance en sa toute-puissance, nous éloignons la passion des yeux de notre esprit, lesquels ne regardent que le Seigneur. (…)
Il ne faut pas nous débattre contre les pensées mauvaises en nous disputant avec elles, mais supplier tout de suite le Seigneur de nous aider contre elles. (…)
Il faut fixer l'attention de son esprit dans son cœur et là, sans cesse, regarder le Seigneur et en appeler à Lui. Quand se lèvent des pensées, des sentiments ou des désirs passionnels, il faut se tourner vers le Seigneur en le priant. Il faut s’adresser au Seigneur en faisant descendre l'attention de son esprit dans son cœur et, là, en appeler à Lui. (Lettre LVIII)
Nous retrouvons là ce que nous avons pu dire dans un précédent entretien sur la vie intérieure, sur l’importance de trouver le lieu du cœur, le lieu profond à partir duquel nous allons pouvoir crier vers le Seigneur, par exemple avec la prière de Jésus : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur ». C’est la base de la vie spirituelle. Lorsqu’il est question de lutte contre les passions, de purification du cœur, il y a un effort à faire de notre part, mais cet effort ne portera ses fruits qu’avec la prière, en invoquant le Nom du Seigneur. Lorsqu’on a pris l’habitude de le prier, on sait avec certitude qu’Il est là, et c’est avec Lui que l’on peut efficacement combattre.
En d’autres termes, il s’agit de garder le souvenir de Dieu. Je cite encore Théophane dans une autre lettre (je rappelle qu’il s’adresse à la jeune femme Anastasia, qui lui demande des conseils pour sa vie spirituelle) :
Si j'ai tant parlé du souvenir de Dieu, c’est parce que c’est en cela que réside toute la force. Lorsque vous aurez acquis ce souvenir, non pas tout nu (je reviendrai sur cette expression), mais revêtu de sentiments pieux envers le Seigneur, cette mémoire vous contraindra à la rectitude en toutes choses, et celle-ci sera chez vous merveilleusement belle. Cette mémoire sera votre maître, l'organisateur de toutes vos occupations et, plus que tout, de votre existence intérieure. En vous se réalisera ce que l'apôtre demandait dans ses prières pour les Éphésiens et, en leur nom, pour tous les chrétiens : « Que Dieu vous donne, selon la richesse de sa gloire, d'être fortifiés par son Esprit dans l’homme intérieur, que le Christ habite dans vos cœurs par la foi » (Éph. 3,16-17). Lorsque vous serez établie dans l'homme intérieur par le souvenir de Dieu, alors le Christ Seigneur demeurera en vous. (Lettre LII)
Le souvenir de Dieu est donc le point d'appui de la vie dans l'esprit et la base même de nos opérations stratégiques contre les passions (cf. Lettre LIII). Mais que signifie cette expression de Théophane : non pas tout nu ? Cela signifie que le souvenir de Dieu ne doit pas être abstrait, mais associé à tout ce que nous savons de Lui. Nous avons déjà eu l’occasion de dire, à propos de la prière de Jésus que cela n’aurait pas de sens de la dire comme un mantra, comme une formule qui aurait un pouvoir magique en elle-même. Ce n’est pas la formule en elle-même qui a un pouvoir, c’est le Christ. Et si nous le prions, c’est parce que déjà nous nous le connaissons. Nous le connaissons par la lecture régulière de la Bible, par la lecture des Evangiles, des Epitres, des Psaumes, par la prière des offices et les sacrements… Nous savons comment Il s’est fait homme pour nous sauver…
Tout cela doit accompagner notre prière, comme le dit encore saint Théophane dans cette autre lettre :
En vous efforçant de garder la pensée de Dieu, ne la gardez pas toute nue, associez-y toutes les notions que vous avez sur Dieu. Méditez sur la création et la providence, sur l'incarnation du Verbe et l'œuvre accomplie par Lui pour notre salut… Considérez tout cela pendant la prière et particulièrement au moment de la lecture. Quand vous aurez tout bien scruté et aurez une vision claire, quand vous penserez à Dieu, ce ne sera plus une pensée nue, mais une pensée accompagnée d'une quantité de réflexions salutaires, qui agissent sur le cœur et raniment l'énergie de l'esprit. (Lettre L)
Pour terminer sur les moyens de combattre les passions, il faut encore ajouter celui qui consiste à cultiver les vertus qui leur son opposées :
Il existe aussi un combat contre les passions, qui consiste à entreprendre à dessein des actions qui leur sont contraires. Par exemple, pour combattre l'avarice, il faut faire des actes de générosité ; pour combattre l'orgueil, il faut choisir un travail humiliant… Il est vrai que ce moyen d'action à lui seul ne conduit pas forcément au but recherché, car la passion, si elle subit une offensive de l'extérieur, peut faire irruption à l'intérieur - elle-même ou une autre, qui prend sa place. Mais, lorsque ce combat actif vient se joindre au combat spirituel, à eux deux ils viennent à bout de la passion qu'ils combattent. (…) Frappez les passions et de l’intérieur et de l'extérieur. Inversement, faites croître vos bons côtés, donnez-leur de l'espace, de l'exercice. Le plus nécessaire ici est la prière. Après elle suivent les bonnes actions. (Lettre LXII)
Voila donc ce que nous pouvons retenir sur les armes dont nous disposons pour combattre les passions. Nous avons suivi les instructions de Théophane-le-Reclus, qui lui-même reprend l’enseignement des pères qui l’ont précédé. Mais en fait, tout cet enseignement est déjà dans la Bible, et les pères ne font que le mettre en pratique. Pour vous en convaincre, je voudrais citer ici un passage de l’épitre de saint Paul aux Colossiens (Col. 3,5-17) :
5 Faites donc mourir les membres qui sont sur la terre, l'impudicité, l'impureté, les passions, les mauvais désirs, et la cupidité, qui est une idolâtrie.
Arrêtons-nous déjà à ce verset : en donnant une petite liste de passions (l'impudicité, l'impureté, les mauvais désirs, etc.), saint Paul nous dit qu’elles sont comme nos membres. Il indique par là que ces passions sont en nous et qu’elles adhèrent à nous. Bien sûr, comme nous l’avons déjà dit, si elles sont en nous, ce n’est pas parce que Dieu les y a mises, c’est nous qui les avons fait entrer, mais une fois entrées, c’est comme si elles faisaient partie de nous. Ces passions, il nous appartient de les éliminer : Faites donc mourir les membres qui sont sur la terre. Et saint Paul va donner une petite liste (non exhaustive) de péchés auxquels nous devons renoncer :
6 C'est à cause de ces choses que la colère de Dieu vient sur les fils de la rébellion,
7 parmi lesquels vous marchiez autrefois, lorsque vous viviez dans ces péchés.
8 Mais maintenant, renoncez à toutes ces choses, à la colère, à l'animosité, à la méchanceté, à la calomnie, aux paroles déshonnêtes qui pourraient sortir de votre bouche.
9 Ne mentez pas les uns aux autres, vous étant dépouillés du vieil homme et de ses œuvres,
10 et ayant revêtu l'homme nouveau, qui se renouvelle, en vue de la connaissance, selon l'image de celui qui l'a créé.
Vous étant dépouillés du vieil homme et ayant revêtu l'homme nouveau : ce langage est très paulinien. C’est par notre baptême que nous avons renoncé au vieil homme, c’est-à-dire à tout ce que nous avons hérité d’Adam, et que nous avons revêtu l'homme nouveau, qui se renouvelle, dans la connaissance, selon l'image de celui qui l'a créé, c’est-à-dire le Christ. Quand il est dit dans la Bible que l’homme est créé à l’image de Dieu, c’est le Christ qui est le prototype de l’image, c’est Lui qui, en s’incarnant, nous montre l’image parfaitement ressemblante de Dieu.
12 Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience.
13 Supportez-vous les uns les autres, et, si l'un a sujet de se plaindre de l'autre, pardonnez-vous réciproquement. De même que le Christ vous a pardonné, pardonnez-vous aussi.
14 Mais par-dessus toutes ces choses revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection.
Revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience, de charité… Ailleurs saint Paul dit tout simplement : Revêtez-vous du Christ. Car c’est en revêtant le Christ que vous aurez toutes ces vertus qui sont en Lui.
15 Et que la paix du Christ, à laquelle vous avez été appelés pour former un seul corps, règne dans vos cœurs. Et soyez reconnaissants.
16 Que la parole du Christ habite parmi vous abondamment ;
instruisez-vous et exhortez-vous les uns les autres en toute sagesse, par des psaumes, par des hymnes, par des cantiques spirituels, chantant à Dieu dans vos cœurs sous l'inspiration de la grâce.
17 Et quoi que vous fassiez, en parole ou en œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, en rendant par lui des actions de grâces à Dieu le Père.
Ce magnifique texte de saint Paul pourrait servir de conclusion à notre catéchèse, car on y trouve déjà tout sur le combat des passions et l’acquisition des vertus par l’adhésion au Christ. Mais je voudrais ajouter encore quelques compléments.
Il faut savoir que la purification du cœur est un long combat, qui demande beaucoup de patience, car les passions ne sont pas vaincues du premier coup. Je cite à nouveau saint Théophane qui, s’adressant toujours à la jeune Anastasia, suppose qu’elle a bien retenu la leçon et qu’elle s’applique à la mettre en pratique :
Je suppose que vous vous êtes dûment engagée et que vous vous efforcez de toujours garder la mémoire de Dieu, de veiller sur votre cœur, d'y rejeter avec aversion tout mouvement mauvais, en vous tournant vers le Seigneur dans la prière pour lui demander son aide. En même temps, je ne peux supposer qu'un plein succès a couronné vos premiers efforts, que vos pensées soient parfaitement pures et que vos sentiments et vos désirs soient saints. Car cela, personne ne l'expérimente du premier coup. Les pensées s’apaiseront, les mouvements et les désirs passionnels se feront de plus en plus rares - mais ils feront encore irruption, et parfois avec violence.
Ils surgissent : chassez-les ; ils s’introduisent encore : chassez-les à nouveau. Maintenant, je ne veux vous indiquer qu'une chose : comment porter ces intrusions devant le tribunal de la conscience. Faut-il se comporter avec indifférence ou au contraire déplorer les faits et s'en repentir devant Dieu ? Il ne faut pas rester indifférent devant ces intrusions (des passions), il faut chaque fois, après les avoir chassées, se lamenter et regretter devant le Seigneur que cela ait eu lieu.
Car, même si c'est inopinément et sans aucune participation de votre volonté que les pensées, les sentiments et les désirs passionnels ont surgi, cela veut dire que votre cœur n'était pas purifié, car « du cœur viennent les mauvaises pensées » (Matth. 15,19). Or, vous, vous avez l’obligation d'avoir un cœur pur. « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Matth. 5,8). Il vous faut donc déplorer que votre cœur ne soit pas pur, vous repentir devant le Seigneur de cette impureté en promettant de peiner pour sa purification et Le priant de vous apporter son secours. (Lettre LX)
Nous voyons donc l’importance d’être toujours vigilant sur les pensées. Nous devons nous repentir même de pensées involontaires, car elles sont le signe que notre cœur n’est pas purifié.
Il convient de préciser encore un point : nous avons dit que nous avions besoin de l’aide de Dieu. Est-ce que cela signifie qu’Il va faire tout à notre place ? Certainement pas, car nous avons notre responsabilité. Cela est très bien illustré par le Métropolite Antoine de Souroge, un père du 20e siècle dont l’enseignement était très apprécié. Je le cite ici dans un de ses livres intitulé : L’école de la prière Antoine Bloom : L’école de la prière. Ed du Seuil, Paris. 1972. :
Il est inutile de demander à Dieu quelque chose que, pour notre part, nous n'avons aucune intention de réaliser. Si nous disons : « Seigneur, délivre-moi de telle ou telle tentation » et que nous saisissons toutes les occasions d'y céder avec l'espoir que, maintenant que Dieu a les choses en main, il nous sortira d'affaire, nous ne risquons guère d'être délivrés de la tentation. Dieu nous donne la force : à nous de l'utiliser. Il ne faut pas confondre demander à Dieu la force de faire quelque chose en son nom et lui demander d'agir à notre place.
Prenons le cas révélateur d’un certain dénommé Philippe : il était irascible, il se querellait facilement et cédait à de violents accès de colère qui incitaient ses frères à la riposte. Un beau jour, il sentit que cela ne pouvait durer davantage. Il courut à l'église se prosterner devant une statue du Christ et le supplier de le libérer de son irascibilité. C’est rempli d'espoir qu'il quitte la chapelle. La première personne qu'il rencontre est un frère qui n'a jamais provoqué sa colère : pour la première fois de sa vie, ce frère se montre désagréable et déplaisant. Philippe se met en colère et, furieux, part à la recherche d'un autre frère qui a toujours été pour lui une source de consolation et de joie. Et voilà que ce frère, à son tour, lui répond avec rudesse ! Aussi, Philippe court-il à nouveau à l'église et il se jette aux pieds du Christ : « Seigneur, ne t'avais-je pas demandé de me débarrasser de mon irascibilité ? » Alors, le Seigneur répond : « Si, Philippe, et c'est pourquoi je te multiplie les occasions de t'en corriger ! »
Voilà qui est clair : Dieu nous donne la force, mais c’est à nous de l’utiliser. Il nous donne même les occasions de nous corriger de nos passions.
Enfin, un dernier point. On entend parfois dire en confession ; « Je me suis mis en colère à cause de telle personne ou de tel événement ». Y aurait-t-il des circonstances qui excusent notre péché ? Voici la réponse de Théophane (qui s’adresse toujours à Anastasia) :
N'allez pas vous cacher derrière une feuille de figuier, vous dissimuler dans des buissons pour échapper au Seigneur qui se manifeste à votre conscience et vous démasque ! Accusez-vous vous-même au plus vite et demandez pardon sans rejeter la faute sur qui que ce soit. Un exemple : vous vous êtes emportée contre quelqu’un et, pis encore, vous lui avez adressé des paroles blessantes (Anastasia lui avait en effet confessé ce péché) - ne l'incriminez pas, car, même si c'est lui qui a mal agi, le problème n'est pas là ; il est dans la question : pourquoi vous êtes-vous emportée, ne pouviez-vous pas régler la question sans colère ? On se fâche contre quelqu'un, on le condamne, on l'envie, et c'est la vanité qui s'installe. Bien sûr, il y avait des causes extérieures à tout cela, mais ce n'est pas la faute des causes, c’est votre faute à vous : comment vous êtes-vous laissée aller à ces mauvais sentiments ? Veuillez vous accuser sans détour devant le Seigneur et demander pardon. Faites cela chaque fois que vous détecterez en vous une mauvaise tendance, et chassez-la. Par votre repentir et votre peine, vous rétablirez la paix avec votre conscience, et de nouveau vous pourrez diriger un regard apaisé vers le Seigneur.4 En revanche, si vous ne vous repentez pas, vous ne pourrez pas diriger vos regards vers Lui, et cela sera pour vous et pénible et dangereux. (Lettre LX)
Ce que dit saint Théophane est très juste et il faut l’entendre, mais, comme toujours, je crois qu’il faut le prendre avec discernement. Il faut savoir que Théophane s’adresse ici à sa correspondante qui s’est emportée contre quelqu’un de sa maison qui l’a énervée, peut-être en agissant mal, mais sans conséquences graves, la vie de la jeune femme étant plutôt bien protégée au sein d’une famille aristocratique.
Mais il peut exister des situations où l’on est bien obligé de se défendre contre une agression qui nous met en danger. On peut être amené à se mettre en colère et à recourir à la force pour mettre un terme à une situation intenable. Est-ce qu’on doit se sentir coupable dans ce cas-là ?
Il ne s’agit pas de regretter d’avoir dû se défendre pour se protéger. Mais malgré tout, il y a toujours une place pour le repentir, même dans des cas où l’on n’avait pas d’autre choix que de recourir à une certaine violence. Il s’agit de comprendre que si de telles situations peuvent se produire, c’est le fait de notre humanité déchue, à laquelle nous participons tous, même si c’est involontairement. La colère, même légitime, nous laisse un goût amer, car c’est le mal qui a dicté sa loi.
Le repentir ne consiste pas à nourrir des sentiments de culpabilité, mais à se tourner vers le Christ avec confiance et lui dire : « Seigneur, aie pitié de moi, pécheur ». Car nous sommes incapables par nous-mêmes de nous extraire de cette condition déchue qui nous lie au mal. Seul le Seigneur peut nous sauver, car en Lui seul le mal est vaincu. C’est pourquoi, quand on a l’habitude de dire la prière « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur », on n’attend pas d’avoir péché personnellement pour se reconnaître pécheur. Le repentir est une attitude permanente.
Nous devons être maintenant convaincus que des passions sont en nous. Ce n’est pas Dieu qui les a mises dans notre nature : c’est par le péché qu’elles s’y sont introduites et qu’elles y demeurent de manière stable, au point qu’on a l’impression qu’elles font partie de nous. Mais cette impression est fausse. Le fait que nous soyons soumis aux passions nous est transmis par toute notre hérédité depuis que le premier homme a péché, et c’est par notre faute que nous y restons soumis.
Tout ce que nous avons dit doit nous amener à avoir de la lucidité sur nous-mêmes, pour comprendre qu’il y a en nous de bonnes et de mauvaises choses, comprendre que ces passions peuvent nous diriger à notre insu. La vigilance, le combat et les efforts doivent donc faire partie de notre vie spirituelle.
Mais je ne voudrais pas rester sur une note trop austère. Il ne faudrait pas que cette perspective nous effraie, nous décourage ou nous rende triste : la tristesse serait un autre péché. Il est important de garder la joie de vivre. Il n’est pas interdit d’avoir des occasions de se détendre. Tous les plaisirs ne sont pas interdits. Mais en même temps, il s’agit d’être lucides sur les choses qui ne sont pas claires en nous et qui ont besoin d’être purifiées. Ne désespérons pas lorsque nous constatons que notre cœur n’est pas pur : c’est bon pour notre humilité, et cela nous rappelle que nous avons besoin du Christ pour nous sauver.
Il est bon d’avoir une certaine exigence envers nous-mêmes, mais toujours proportionnée à nos forces. La vie intérieure fait un tout. Il convient de garder de la mesure en toutes choses et de trouver le juste équilibre, d’éviter les excès, aussi bien du côté des efforts que du côté du relâchement. C’est à chacun de trouver l’équilibre qui lui convient, avec discernement.
Pour terminer, je dirai encore qu’il faut compter avec le temps. C’est au fur et à mesure que la prière va s’installer en nous, au fur et à mesure que l’amour de Dieu et l’amour du prochain vont grandir en nous, que nous parviendrons mieux à contrôler ce qui se passe dans notre cœur. C’est par amour que nous acceptons de faire des efforts et de souffrir un peu. En même temps, avec l’expérience, nos passions vont nous apparaitre pour ce qu’elles sont réellement, comme étrangères à nous, comme des ennemis qu’il convient de mettre à distance. C’est le travail de toute une vie.
Gardons la joie de vivre. Le combat avec le Christ n’est pas triste : c’est déjà une participation à sa victoire.