METZ
PAROISSE ORTHODOXE DES TROIS SAINTS HIERARQUES
Basile-le-Grand, Grégoire-le-Théologien et Jean-Chrysostome
православная церковь русской традиции
Merci d’être restés pour écouter cette petite catéchèse. Pour la préparer, je me suis inspiré principalement de l’ouvrage de Léinide Ouspensky sur la Théologie de l’icôneL. Ouspensky, Théologie de l’icône dans l’Eglise orthodoxe, Cerf. 1980. Voir notamment les pages 133-135, et surtout le chapitre, pp. 350-351, consacré à la question de l’image de Dieu le Père au Grand Concile de Moscou de 1666-1667., une référence majeure. L. Ouspensky est bien connu pour son enseignement sur les icônes. C’est lui le premier qui a parlé de théologie de l’icône. L’icône orthodoxe, en effet, est théologique, comme tout ce que nous faisons dans l’Eglise : notre prière est théologique, nos chants, nos hymnes, sont théologiques, toute la Liturgie est théologique.
C’est aujourd’hui le dimanche de l’Orthodoxie, la fête de la victoire de l’orthodoxie, la commémoration de la restauration de la vénération des icônes en l’an 943, mettant fin à la crise iconoclaste qui avait déchiré l’Eglise pendant plus d’un siècle. C’est donc aussi la fête des icônes.
Au cours de la Liturgie que nous venons de célébrer, nous avons chanté le kondakion : « Le Verbe incirconscriptible du Père s'est circonscrit en s'incarnant de toi, ô Mère de Dieu, et, restaurant sous sa forme ancienne l'image souillée, Il l'a unie à la divine beauté. Mais confessant le salut, nous le représentons en actes et en paroles. »
Ce kondakion, sous une forme concise, exprime toute la théologie de la fête, toute l’économie du salut, ainsi que l’enseignement sur l’icône. Il est composé en trois parties.
La première partie affirme : « Le Verbe incirconscriptible du Père s'est circonscrit en s'incarnant de toi, ô Mère de Dieu ». Le mot incirconscriptible, qui est un peu difficile à prononcer, et qui est parfois jugé trop compliqué, signifie : que rien ne peut limiter ni contenir. Le mot grec est απερίγραπτος, on peut aussi le traduire par indescriptible. Rien ne peut contenir ni décrire le Verbe de Dieu dans sa divinité, et pourtant, Il s’est limité en s’incarnant de la Mère de Dieu. On peut encore expliciter de la façon suivante : le Fils de Dieu, deuxième Personne de la Sainte Trinité, devient Homme tout en restant ce qu’Il était, possédant la plénitude de la nature divine. Dieu assume la nature humaine qu’Il a créée, dans sa totalité, sans l’altérer. C’est l’abaissement, la kénose de Dieu, un mot qui se trouve dans l’épitre de saint Paul aux Philippiens : « Lui (Jésus-Christ), étant de condition divine, s'est dépouillé Lui-même, en prenant la condition de serviteur, en paraissant comme un simple homme » (cf. Phil. 2,6-7). C’est la base christologique de l’icône : Celui qui est absolument inaccessible en lui-même, qui n’est ni descriptible ni représentable, devient descriptible et représentable en assumant la chair de l’homme. L’icône du Dieu-Homme, Jésus-Christ, est une expression par l'image du dogme de Chalcédoine, selon lequel le Christ est vrai Dieu et vrai homme en une seule Personne. Elle représente la Personne du Fils de Dieu devenu Homme, consubstantiel au Père par sa nature divine, et consubstantiel à nous par sa nature humaine, « semblable à nous en tout, sauf le péché », selon les termes du 4e Concile œcuménique, qui s’est tenu à Chalcédoine en 451.
L’image du Dieu-Homme, c'est ce que ne pouvaient pas comprendre les iconoclastes (étymologiquement, et au sens propre, les briseurs d’icônes), qui accusaient d’idolâtrie ceux qui vénéraient les icônes. Ils demandaient comment on pouvait représenter les deux natures du Christ. Mais les orthodoxes ne prétendent pas représenter comme telle ni la nature divine, ni la nature humaine du Christ : ils représentent sa Personne, la Personne du Dieu-Homme, unissant en Elle les deux natures « sans confusion ni division », selon les termes de Chalcédoine.
La deuxième partie : « et, restaurant sous sa forme ancienne l'image souillée, Il l'a unie à la divine beauté », révèle le but de l’incarnation, la réalisation du dessein de Dieu concernant l’homme. A l’origine, Dieu a créé l’homme à son image, comme il est dit dans la Genèse, à son image et à sa ressemblance (Gen. 1,26), ou plutôt, en vue de la ressemblance, comme les Pères l’ont compris. Mais par le péché, l’homme a terni cette image : « par mon péché, j’ai terni la beauté de l’image que Dieu m’avait donnée », avons-nous confessé cette semaine en lisant le Grand Canon de saint André de Crète. En s’incarnant, Dieu redonne à l’homme la beauté qu’il avait perdue par la transgression.
En résumé, les deux premières phrases du kondakion explicitent la célèbre formule patristique : « Dieu est devenu Homme pour que l’homme puisse devenir dieu ». C’est ce qui justifie la représentation des saints sur les icônes. En effet, si l’icône du Christ nous montre Dieu qui s’est rendu visible en se faisant homme, les icônes des saints nous montrent l’homme ayant retrouvé la beauté de l’image divine, réfléchissant la Lumière divine reçue du Christ. Car c’est le Christ qui nous montre la beauté de l’homme à l’origine, c’est Lui qui nous montre ce qu’est vraiment l’homme. On peut donc dire que représenter les saints sur les icônes, c’est toujours représenter le Christ : les saints sont des images du Christ. Et nous sommes tous, potentiellement, des images du Christ. C’est à nous de faire en sorte que l’image, que nous avons ternie par notre péché, devienne ressemblante, par la grâce de Dieu.
La fin du kondakion : « Mais confessant le salut, nous le représentons en actes et en paroles », comme bien souvent dans les hymnes de l’Eglise, exprime la réponse de l`homme à Dieu : nous confessons la vérité de l’incarnation, l’acceptation par l`homme de l'économie divine et sa participation à l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire à la réalisation de notre salut.
Encore une remarque sur ce kondakion, qui est vraiment très riche. Il est caractéristique qu’il s’adresse, non pas à Dieu, mais à la Mère de Dieu : « Il s'est circonscrit en s'incarnant de toi, Mère de Dieu… ». Nous sommes là devant une expression de l’unité de l'enseignement sur le Christ et sur la Mère de Dieu. L`incarnation du Fils de Dieu, deuxième Personne de la Trinité, est le dogme fondamental du christianisme et la condition de notre salut. Mais ce dogme implique de confesser la Vierge Marie comme véritablement Mère de Dieu. C’est son consentement : « Qu`il me soit fait selon ta parole » (Luc 1,38), lorsque l’Archange Gabriel est venu lui annoncer qu’elle avait été choisie pour être la Mère de Dieu, qui a rendue possible l’incarnation. Selon les Pères, la représentation du Dieu-Homme se fonde précisément sur l’humanité représentable de sa Mère. C’est pour cela que les icônes du Christ et de la Mère de Dieu sont vraiment les deux icônes fondamentales dans l’Eglise.
Maintenant, je voudrais rappeler quelques références bibliques qui fondent l’iconographie.
Tout le monde sait que l’Ancien Testament interdit de représenter Dieu. Cette interdiction est formulée ainsi dans le Décalogue : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma Face. Tu ne te feras pas d'image taillée, ni d’aucune représentation des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, ou qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, et tu ne les serviras pas ; car Moi, le Seigneur, ton Dieu, Je suis un Dieu jaloux… » (Ex. 20,3-5 ; cf. aussi Deut. 5,7-9)
On peut voir en fait que ce sont principalement les images taillées qui sont interdites. En en parlant un jour avec un rabbin, il me disait que, normalement, il n’a pas le droit d’entrer dans une église catholique, à cause des statues. Mais nos icônes le gênent moins, parce que ce ne sont pas des images taillées.
Cette interdiction avait pour but d’empêcher d’adorer des idoles à la place de Dieu. La venue du Christ change la situation, sans toutefois contredire l’Ancien Testament. L’Eglise ne représente pas la nature divine, qui reste à jamais invisible et ne peut pas être identifiée avec quelque objet ou créature que ce soit, mais la Face (qui est justement évoquée dans le Décalogue cité ci-dessus) de Celui qui s’est rendu visible dans son incarnation.
La justification de l’icône dans le Nouveau Testament est claire. Voici quelques références qui sont citées de manière classique.
Dans le prologue de l’Evangile de Jean : « Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est Celui qui l'a fait connaître. » (Jean 1,18)
Un peu plus loin dans l’Evangile de Jean, lorsque Philippe demande à Jésus : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit », Jésus lui répond : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m'as pas connu, Philippe ! Celui qui m'a vu a vu le Père ; comment dis-tu : Montre-nous le Père ? (…) Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi. » (Jean 14,5-11)
Il suffit donc de voir le Christ pour avoir l’image du Père. Comme dit saint Paul dans l’épitre aux Colossiens : « Il est l'image du Dieu invisible. » (Col. 1,15)
Encore une dernière citation, parmi d’autres, dans l’Evangile de Luc. Le Seigneur dit à ses disciples : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car je vous dis que beaucoup de prophètes et de rois ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l'ont pas entendu. » (Luc 10,21-24 ; cf. aussi Matth. 13,16-17)
Voilà donc quelques fondements évangéliques. Mais je reviens à l’Ancien Testament, pour examiner quelques visions des prophètes : comment les comprendre à la lumière de l’Evangile ? Je me limiterai à trois visions, qui ont une relation avec l’icône.
Cet événement se trouve dans le livre de l’Exode, lorsque Dieu apparaît à Moïse pour l’envoyer auprès de Pharaon, pour libérer son peuple de l’esclavage et le faire sortir d’Egypte. En fait, Moïse n’a pas vu Dieu, il a vu le buisson qui brulait sans se consumer, une image que l’Eglise a vue comme une préfiguration de la maternité divine : le feu de la divinité est entré dans la Vierge Marie sans détruire sa virginité.
Moïse n’a pas vu Dieu, mais il a entendu sa voix et a parlé avec Lui : « Moïse dit à Dieu : J'irai donc vers les enfants d'Israël, et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais, s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? Dieu dit à Moïse : "Je suis Celui qui est". Et Il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël : Celui qui s'appelle "Je suis" m'a envoyé vers vous. » (Ex. 3,13-14)
Je suis Celui qui est, Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν en grec (Ego imi o on) : c’est le Nom que Dieu s’est Lui-même donné, le Tétragramme, יהוה en hébreu (YHWH), que les juifs n’ont pas le droit de prononcer, et qu’ils remplacent par Adonaï, Κύριος (Kyrios) en grec, Господи (Gospodi) en slavon, Seigneur en français. Pour l’Eglise, c’est le Nom ineffable de Celui qui devait s’incarner, le Christ. Si vous en voulez la preuve, regardez dans l’auréole des icônes du Christ, qu’est-il écrit ? Trois lettres grecques : ο (omicron), ω (oméga), ν (nu), ce qui fait ο ων : « Celui qui est ». On retrouve aussi ὁ ὤν dans l’Apocalypse : « Celui qui est, qui était et qui vient… » (Ap. 1,4et8). Et à la fin de nos offices, lorsque l’assemblée demande « Donne la bénédiction », le prêtre répond : « Béni soit Celui qui est », et il précise : « le Christ notre Dieu ». Vous voyez comme il y a une unité dans nos prières, avec l’iconographie et la Bible.
Quant à la forme abrégée « Je suis », Ἐγώ εἰμι dans le texte grec, on la retrouve un certain nombre de fois dans la bouche de Jésus. Par exemple à la Samaritaine : « Je le suis, Moi qui te parle » (Jean 4,26), ou aux Pharisiens qui le contestaient : « Si vous ne croyez pas ce que Je suis, vous mourrez dans vos péchés » (Jean 8,24), « Avant qu'Abraham fût, Je suis » (Jean 8,58), ou encore, répondant à ceux qui cherchaient Jésus de Nazareth pour l’arrêter : « C’est moi » (Jean 18,8). Par cette affirmation, Jésus révèle son identité : Il est le Dieu qui est apparu à Moïse. C’est Lui l’Auteur de la Loi donnée par Moïse, comme on le chante dans des hymnes, par exemple :
« Accueille, Syméon, Celui que jadis Moïse a vu dans la nuée, instituer la Loi au Sinaï. Devenu enfant, Il s'est soumis à la Loi. C'est Lui qui a parlé par les prophètes, c'est Lui qui a parlé dans la Loi. Il s'est incarné pour nous et a sauvé les hommes. Adorons-Le. » (2e stichère du Lucernaire à la fête de la Sainte Rencontre, 2 février)
Maintenant, je voudrais m’attarder un peu sur deux autres visions prophétiques, des visions en esprit, décrites avec des détails visuels précis.
Une grande partie du livre d’Isaïe est lue pendant le Grand Carême : nous en avons lu les trois premiers chapitres au cours de la première semaine. Le chapitre 6 sera lu au cours de la semaine qui vient. C’est un passage important pour notre sujet. Je lis :
« L'année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui ; ils avaient chacun six ailes ; deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler. Ils criaient l'un à l'autre, et disaient : Saint, saint, saint est le Seigneur Sabaoth ! Toute la terre est pleine de sa gloire ! Les portes furent ébranlées dans leurs fondements par la voix qui retentissait, et la maison se remplit de fumée. Alors je dis : Malheur à moi ! je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures, j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures, et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur Sabaoth. Mais l'un des séraphins fut envoyé vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche, et dit : Ceci a touché tes lèvres ; ton iniquité est enlevée, et ton péché est effacé. » (Is. 6,1-7)
On pourrait dire beaucoup de choses sur ce passage. Déjà le chant « Saint, saint, saint » qui est la base de la prière du Trisagion. Ce sont les anges qui nous l’ont appris.
Mais, en lien avec l’iconographie, je retiens surtout ces deux phrases : L'année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé. Et ensuite : Mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur Sabaoth. Est-ce qu’Isaïe a vu Dieu le Père ? Pour le savoir, reportons-nous à la prière de l’Eglise. Ce passage vétérotestamentaire est lu aux Vêpres de la fête de la Sainte Rencontre (la présentation de l’enfant Jésus au Temple de Jérusalem). Pour l’Eglise, dans le Seigneur Sabaoth, Isaïe a vu d’avance l’incarnation de Dieu, car on ne peut pas voir Dieu autrement. Nous pouvons le vérifier dans cette hymne : « Isaïe a entrevu Dieu exalté sur son trône et escorté en gloire par les anges ; il s'est écrié : Malheur à moi, car j'ai vu Dieu qui s'incarnait… » (Hirmos de la 5e ode).
Je ne connais pas d’icône de cette vision d’Isaïe mais, si je peux risquer une réflexion, je dirai que la Déisis, avec le Christ entouré des anges et des saints, peut être considérée comme une icône de cette vision. Et en se fondant sur les hymnes de la fête, on peut dire aussi que l’icône de la Sainte Rencontre, avec le Christ porté dans les bras du vieillard Syméon comme sur son trône, est une icône de la vision d’Isaïe.
L’expression « Seigneur Sabaoth » mérite encore une explication. Sabaoth est un mot hébreu. La version grecque des Septante l’a conservé. Les traductions en français gardent parfois aussi ce mot tel quel, ou le traduisent par « Seigneur des armées » (sous-entendu des armées célestes, les anges) ou bien « Seigneur de l’univers », ou encore « Seigneur des puissances ». Pour ceux qui sont venus aux Grandes Complies de Carême cette semaine, nous avons chanté avec force : « Seigneur des puissances, sois avec nous… ». Il s’agit donc du Seigneur Sabaoth.
Dans l’Evangile de Jean, la vision de Dieu par le prophète Isaïe est expliquée comme une manifestation de la gloire du Christ : « Isaïe dit cela lorsqu'il vit sa gloire et qu`il parla de Lui » (Jn 12,41). Pour l’Eglise, le nom de Sabaoth ne se rapporte pas au Père, mais à toute la Trinité ou, plus précisément, à la gloire commune aux trois Personnes divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, gloire manifestée par Celui qui devait devenir homme. D’une manière générale, l`Ancien Testament ne connaît pas de révélation divine directe : toutes les visions qu’ont eues les prophètes sont des visions, non de la nature divine, mais de la gloire de la Divinité.
Le livre de Daniel décrit un certain nombre de visions, qui ont toutes leur intérêt. Pour notre sujet, je retiens celle du chapitre 7 :
« La première année de Belschatsar, roi de Babylone, Daniel eut un songe et des visions de son esprit, pendant qu'il était sur sa couche. Ensuite il écrivit le songe. Il dit : (…)Je passe sur la vision des animaux (v. 2-8), qui symbolisent des royaumes terrestres. Je regardai, pendant que l'on plaçait des trônes. Et l'ancien des jours s'assit. Son vêtement était blanc comme la neige, et les cheveux de sa tête étaient comme de la laine pure ; son trône était comme des flammes de feu, et les roues comme un feu ardent. Un fleuve de feu coulait et sortait de devant lui. Mille milliers le servaient, et dix mille millions se tenaient en sa présence. Les juges s'assirent, et les livres furent ouverts. (…)Suite de la vision des animaux (v. 11-12). Je regardai dans mes visions de la nuit, et voici, sur les nuées des cieux arriva quelqu'un de semblable à un fils de l'homme ; il s'avança vers l'ancien des jours, et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, la gloire et le règne ; et tous les peuples, les nations, et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera pas, et son règne ne sera jamais détruit. » (Dan. 7,1-14)On trouve une vision décrite avec des termes semblables dans l’Apocalypse de Jean (Ap. 1,9-20).
Le Seigneur reprend cette vision de Daniel dans la parabole que nous avons lue il y a deux semaines au dimanche du Jugement dernier :
« Lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, Il s'assiéra sur le trône de sa gloire. Toutes les nations seront assemblées devant Lui. Il séparera les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs ; et Il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche…. » Vous connaissez la suite (Matth. 25,31-46 ; cf. aussi Marc 13,26-27 Luc 17,22-37).
Siéger sur un trône est toujours symbole de jugement. Le Seigneur reprend donc cette image pour se l’appliquer : le Fils de l’homme que Daniel a vu en songe, c’est Lui, le Christ, qui doit revenir à la fin des temps pour nous juger.Voir aussi « Comme le Père a la vie en Lui-même, ainsi Il a donné au Fils d'avoir la vie en Lui-même. Et Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'Il est Fils de l'homme. » (Jean 5,26-27). Et la vision d’Etienne : « Etienne, rempli du Saint-Esprit, et fixant les regards vers le ciel, vit la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu. Et il dit : Voici, je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu. » (Act. 7,55-56).
Mais qui est Celui que Daniel a vu sous la forme de l’Ancien des jours ? Si nous considérons les commentaires patristiques des visions prophétiques de l`Ancien Testament, il est clair que l'Eglise les rapporte, non pas à Dieu le Père, comme on pourrait le croire, mais au Fils de Dieu.
Ainsi, saint Jean Damascène, dans sa défense des icônes, après avoir énuméré les principales théophanies et visions vétérotestamentairesCitations de Jean Damascène : « Adam vit Dieu et entendit le bruit de ses pas marchant dans l’après-midi et se cacha dans le paradis (Gn 3,8), et Jacob vit Dieu et lutta contre Lui (Gn 22, 28). Il est clair que Dieu lui apparut comme homme. Et Moïse vit de dos un vivant (Ex 33,23). De même Isaïe vit comme un homme assis sur un trône (ls 6,1). Daniel aussi vit une ressemblance humaine et quelqu'un de semblable à un fils de l’homme qui s’approchait de l'Ancien des jours (Dn 7,13). », conclut : « Personne n’a vu la nature divine, mais seulement l’image et la ressemblance de Celui qui devait apparaître dans l’avenir. Car le Fils et Verbe invisible de Dieu avait le dessein de devenir réellement homme afin de s’unir à notre nature et être vu sur la terre3e Traité pour la défense des saintes icônes, chap. XXVI, P.G. 94, 1, 1345. Cité par L. Ouspensky.. »
Toutes ces théophanies et ces visions prophétiques sont comprises par l'Eglise dans le contexte christologique comme des révélations de l'avenir. Elles préfigurent l’incarnation ou, comme dans le songe eschatologique de Daniel, le second avènement du Christ. Nous en avons une confirmation dans les hymnes liturgiques, par exemple :
« Tes fidèles et saints Jeunes Gens, se promenant dans la fournaise de feu comme en la fraîcheur de la rosée, préfiguraient mystiquement ton avènement virginal qui nous illumina sans que la Vierge fût consumée ; et le juste prophète Daniel prédisait bien clairement ta divine et seconde parousie, lorsqu'il s'écriait : Je ne cessai de regarder, jusqu'au moment où les trônes furent disposés, le Juge s'assit, et d'auprès de lui coulait un fleuve de feu ; par leurs prières, Seigneur, puissions-nous y échapper ! » (4e stichère du Lucernaire au dimanche des Ancêtres, avant-dernier dimanche avant Noël).
En ce qui concerne l’Ancien des jours, l’hymnographie est particulièrement explicite à la fête de la Sainte Rencontre : cette image se rapporte au Fils de Dieu qui devait s’incarner. Le nom Ancien des jours indique que son existence précède les temps, qu’Il est Dieu dès avant la fondation du monde. Voici quelques exemples :
« L'Ancien des jours, qui jadis au Sinaï a donné la Loi à Moïse, se présente aujourd'hui comme un enfant et Il accomplit la Loi, Lui l'Auteur de la Loi. Il est apporté dans le temple et remis dans les bras du vieillard. Le juste Syméon le reçoit et, voyant s'accomplir la promesse, se réjouit et s'écrie : Mes yeux ont vu le mystère caché depuis les siècles et manifesté dans ces temps derniers… » (stichère de la Litie)
« Toi, l'Ancien des jours, pour moi Tu te fais petit enfant ; Dieu très pur, Tu te conformes aux rites de purification, pour me confirmer la réalité de la chair que Tu tiens de la Vierge. Instruit de ce mystère, Syméon reconnaît en Toi le Dieu révélé dans la chair, il t'embrasse, Toi la Vie, se réjouit et s'écrie : Laisse-moi m'en aller, car je t'ai vu, Toi la Vie de tous. » (Tropaire-cathisme après le Polyeleos)
Il est donc clair que l’Eglise rapporte le nom d'Ancien des jours, non pas au Père, mais au Christ. Il faut cependant reconnaître qu’il y a une difficulté dans la prophétie de Daniel, du fait de la dénomination de deux personnages : « Et voici sur les nuées des cieux arriva quelqu`un de semblable à un Fils de l’homme. Il s’avança vers l'Ancien des jours... ». Ce qui est obscur, c’est le rapport entre ces deux personnages que l’on peut comprendre comme deux personnes différentes : d’une part le Fils de l`homme qui est le Christ, et d’autre part Celui qui est assis sur le trône et vers qui le Fils de l`homme avance, l’Ancien des jours, qui peut être compris comme Dieu le Père. C’est en se fondant sur cette vision de Daniel que des hérétiques ont cru pouvoir représenter Dieu le Père sous les traits d’un vieillard avec une barbe blanche !
Mais les commentaires des pères sont clairs, en particulier celui de saint Cyrille d’Alexandrie : « Que signifie le fils de l’homme atteignit l’Ancien des jours ? Cela signifie, dit-il, que le Fils atteignit la gloire du PèreSur Daniel, P.G. 70, 1462. Cité par L. Ouspensky.. » Cela ne signifie pas que le Fils est allé vers une autre Personne, mais que, dans l’humanité assumée par Lui, Il atteignit la gloire du Père dont, dans sa Divinité, Il ne s'était jamais séparé. La vision de Daniel n’est donc pas celle de deux Personnes différentes, mais une préfiguration des deux états du même Fils de Dieu : humilié dans l'incarnation en tant que Fils de l'homme, et dans la gloire de sa Divinité en tant qu`Ancien des jours, Juge du second avènement.
C'est précisément ce qu’affirme l’Eglise orthodoxe dans sa liturgie, par exemple dans cette hymne :
« Ton prophète Daniel fut initié en esprit à tes mystères, ô Ami des hommes : car, dans la pureté de son cœur, il put te contempler comme Fils de l'homme assis sur la nuée et comme Roi et Juge de toutes les nations » (ode 5 du canon du 17 décembre, jour du prophète Daniel et des trois Adolescents).
On voit que les images anthropomorphiques de la Divinité doivent être comprises en les rapportant au Christ, soit dans le contexte de l'incarnation, soit dans celui du second Avènement.
C’est en outre la seule la façon de comprendre le caractère antinomique des textes bibliques qui paraissent contradictoires : d`une part, « Malheur à moi, je suis un homme, et j’ai vu de mes yeux le Seigneur Sabaoth » (ls. 6,5) ; et d`autre part, « L`homme ne peut voir Dieu et vivre » (Ex. 33,20 ; cf. aussi Jg. 13,22). Antinomie résolue par saint Jean « Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est Celui qui l'a fait connaître. » (Jean 1,18)
Ce que vous pouvez retenir, qui est important pour moi, c’est vraiment l’unité de l’enseignement et de la prière dans la Liturgie. Comme le dit une formule patristique bien connue, « Lex orandi, lex credendi » : la règle de prière et la règle de foi sont unanimes.
L’icône et les textes liturgiques, en accord avec la Bible et les Pères, expriment la même théologie, une théologie accessible à celui qui veut bien entrer dans la prière de l’Eglise.