METZ
PAROISSE ORTHODOXE DES TROIS SAINTS HIERARQUES
Basile-le-Grand, Grégoire-le-Théologien et Jean-Chrysostome
православная церковь русской традиции
Nous sommes tous convaincus de la gravité de la crise écologique. Nous avons pu constater cet été que le réchauffement climatique est déjà une réalité, avec des conséquences qui peuvent être désastreuses, et qui risquent encore de s’aggraver. Les alertes sur l’effondrement de la biodiversité Selon une évaluation de référence du Fonds mondial pour la nature (WWF), la planète a perdu en moyenne 69 % des populations de sa faune sauvage (poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles) entre 1970 et 2018. Voir des espèces disparaître est quelque chose de commun à travers l’histoire de la terre, sauf qu’actuellement, ces disparitions se font à une vitesse 100 à 1000 fois plus rapide que la normale. On parle d’une sixième extinction de masse des espèces. Cette dégradation de la biodiversité est largement la conséquence de nos activités humaines, qui exercent des pressions majeures sur la nature. et les menaces qui pèsent sur les ressources vitales de l’humanité ne sont pas moins inquiétantes. Nous sommes conscients de notre responsabilité : responsabilité d’abord parce que c’est par la faute des hommes, notre faute à tous, que notre planète risque de devenir inhabitable, responsabilité ensuite pour tenter d’y remédier.
Alors, en tant que chrétiens orthodoxes, quelle sont nos réponses à ces problèmes ? Notre originalité ne se situe pas au niveau des solutions techniques à mettre en œuvre : pour cela nous sommes solidaires de toutes les initiatives responsables. Quelque soient nos opinions politiques, notre religion ou l’endroit où nous vivons, le constat est le même pour tout le monde, nous sommes confrontés aux mêmes défis. Si la tradition orthodoxe a quelque chose à apporter, c’est plutôt pour dire dans quel esprit nous œuvrons, avec quelle vision du monde. Nous ne sommes pas là pour donner des leçons au monde, mais pour témoigner et, si possible, proposer une perspective motivante, de laquelle devrait découler une attitude nouvelle, un mode de vie nouveau.
Il faut savoir que le Patriarcat Œcuménique de Constantinople a été pionnier en la matière, pour dire que les racines de cette crise écologique sont d’abord d’ordre spirituel : si notre environnement est menacé par les activités humaines, c’est parce que quelque chose qui ne va pas dans notre vie spirituelle, dans notre relation au monde, dans notre relation à Dieu. C’est le Patriarche Dimitrios qui, le premier parmi les responsables religieux, dès 1989, a alerté sur ces problèmes et a institué une journée de prière pour la sauvegarde de la création le 1er septembre de chaque année. Les autres églises ont maintenant rejoint cette initiative et ont pris l’habitude de prier ensemble, en invitant chacun à se sentir responsable de la création et à changer de comportement.
Depuis1991, c’est le Patriarche Bartholomée, successeur de Dimitrios, qui a repris le flambeau, parcourant inlassablement le monde pour promouvoir la vision orthodoxe dans toutes les rencontres internationales auxquelles il est invité. Le cœur de son message peut être résumé dans ces quelques lignes :
« Notre attitude chrétienne face à la crise environnementale se distingue de celle des mouvements écologistes. La différence ne réside pas tant dans le degré de désir de préservation et de protection des ressources naturelles du monde, qui devrait être la priorité de tous les hommes, qu’ils soient des chefs politiques ou de simples citoyens. La différence, ou la spécificité chrétienne, réside dans notre conception du monde, et non dans le but recherché dans cette démarche. (…) C’est pourquoi, avant de pouvoir traiter de manière efficace les problèmes de notre environnement, nous devons changer notre vision du monde. (…) Il est indispensable d’adopter une vision sacramentelle du monde, de cultiver un esprit eucharistique, un ethos ascétique et une culture de solidarité. » Patriarche Bartholomée : Religion et environnement, quels défis spirituels pour aujourd’hui ? Discours à l’Institut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Cette dernière phrase est la phrase clé que le Patriarche, d’une manière ou d’une autre, répète dans la plupart de ses interventions. Un esprit eucharistique, un ethos ascétique, une culture de solidarité : ces trois points, qui découlent d’une vision sacramentelle du monde, ne posent normalement pas de problème dans l’Eglise orthodoxe. Mais ce langage est moins familier à nos interlocuteurs non orthodoxes. La solidarité, ça va, tout le monde comprend. Mais le mot eucharistique ne fait pas partie du vocabulaire usuel de tous, et le mot ascétique encore moins.
Je me propose donc de développer et d’expliquer ces trois points importants.
De quoi s’agit-il ? Pour comprendre, je vais partir d’un mot plus familier, qui évoque un sentiment commun à tous les hommes : l’émerveillement. L’émerveillement n’est pas encore l’attitude eucharistique, mais c’est un premier pas.
J’ai lu récemment un livre de David ElbazDavid Elbaz : La plus belle ruse de la lumière : Et si l’univers avait un sens… Ed. Odile Jacob. Paris. 2021., un astrophysicien célèbre, dans lequel il parle du rôle joué par la lumière dans la structuration de l’univers, depuis le bigbang, en passant par la formation des galaxies, jusqu’à l’émergence de la vie sur la terre (on ne connait pas d’autre cas dans l’univers), une vie d’abord inconsciente, et qui a évolué progressivement vers des formes de conscience. Il montre que la lumière a été un acteur déterminant de tout ce processus, jusqu’à nous les hommes qui sommes capables de prendre conscience de notre place dans l’univers, et de comprendre que nous n’existerions pas sans la totalité de l’univers.
Dans ses conférences brillantes, que l’on peut visionner sur internet, David Elbaz a l’art de communiquer efficacement son émerveillement devant toute la beauté révélée par les télescopes. Il y a en effet de quoi s’émerveiller de la beauté à tous les niveaux, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, en passant par le génie des êtres vivants, aussi bien dans leur fonctionnement individuel que dans leur interaction avec leur environnement.
Et l’astrophysicien pose la question : la beauté a-t-elle un sens ? Est-ce par hasard que l’univers est beau, ou y a-t-il une nécessité, voire une intentionnalité ? Evidemment, la science ne peut pas répondre à cette question et, en bon scientifique, il n’y répond pas. Mais il cite un poète assez connu et apprécié, François Cheng, très sensible à la beauté des choses, et qui lui n’hésite pas à répondre : la beauté a un sens, elle est le signe d’une transcendance. Je trouve que c’est une belle réponse. Cela veut dire que, dans ce que nous voyons, il y a plus que ce que nous voyons. Cela me fait penser à ce que nous dit saint Paul sur le visible et l’invisible : les choses que nous voyons n’existent que par ce qui est derrière, et qui est invisible (cf. Hébr. 11,3).
La reconnaissance d’une transcendance est un pas supplémentaire vers notre sujet. Mais nous, chrétiens, nous avons une meilleure réponse encore. Oui, bien sûr, il y a une transcendance, mais il y a mieux. Comme dit encore saint Paul : les perfections de la création nous parlent de Dieu (cf. Rom. 1,18-20). Tout ce qui peut nous émerveiller dans ce monde, le cosmos, avec toutes les créatures, tout cela est voulu par un Dieu qui a tout amené du néant à l’être (selon une formule de notre Liturgie), dans un grand dessein pour nous.
La création a un sens, elle est orientée vers un but. Cette conviction est déjà contenue dans le premier mot de la Bible, En archi en grec, que l’on traduit généralement par Au commencement. Les pères, en particulier saint BasileBasile de Césarée : Homélies sur l’hexaéméron, Première homélie. Sources Chr. 26bis, Paris, 1968, p. 109., nous disent que ce mot est en fait beaucoup plus riche de sens : il signifie au commencement, bien sûr, mais aussi dans le principe (d’où la traduction latine in principio), et il a encore un autre sens : en vue d’un accomplissement. Oui, le monde a eu un commencement, lorsque Dieu l’a créé, mais en vue d’une finalité, dans un grand dessein, avec une intention. Et si les pères disent cela, c’est en cohérence avec le reste de la Bible, en particulier avec ce que nous dit saint Paul au début de l’épitre aux Ephésiens :
« En Christ, Dieu nous a élus avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant Lui, nous ayant prédestinés dans son amour à être ses enfants d’adoption par Jésus-Christ, (…) selon le bienveillant dessein qu’Il avait formé en Lui-même, pour le mettre à exécution lorsque les temps seraient accomplis, de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. » (Eph. 1,4-10)
Cette vision de saint Paul est magnifique : dans le dessein éternel de Dieu, nous les hommes, nous avons vocation à devenir ses enfants d’adoption par Jésus-Christ, Dieu prévoyant de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. Les choses qui sont sur la terre, c’est-à-dire notre environnement, avec nous qui en faisons partie, ont donc un destin et un accomplissement dans les cieux.
Car le Dieu qui se révèle dans la Bible est plus que transcendant. Il est descendu de sa transcendance pour se faire homme, pour partager notre vie, pour partager notre condition humaine, et pour nous faire participer à sa vie par le don du Saint-Esprit. Dans sa deuxième épitre, saint Pierre nous dit en effet que nous avons vocation à participer à la vie divine (2 Pi. 1,4).
Car, mieux encore : Dieu nous a donné la création comme moyen de se communiquer à nous. Cela veut dire que la création a une dimension sacramentelle : dans les choses que nous voyons, que nous utilisons, il y a plus que les choses naturelles, qui nous sont données comme un don. Il y a plus parce que Dieu, dans son grand dessein, a choisi de se donner à nous par l’intermédiaire de la création. C’est ce qui se passe dans tous les sacrements, en particulier dans l’Eucharistie, qui est le sommet des sacrements.
Le mot eucharistie signifie action de grâce. L’attitude eucharistique est plus que l’émerveillement, en se sens qu’il y a échange dans une relation personnelle. On entre en relation intime avec l’auteur de la beauté : « Ce qui est à Toi, et qui vient de Toi, nous te l’offrons en tout et pour tout » (prière eucharistique de la Liturgie de saint Jean-Chrysostome).
Qu’est-ce qui se passe dans l’eucharistie ? On offre le pain et le vin et, en retour, Dieu se donne à nous par ce que nous lui avons offert. Il donne son corps sous la forme du pain, Il donne son sang, c’est-à-dire sa vie, sous la forme du vin.
D’où viennent le pain et le vin ? Le pain est fabriqué à partir des céréales, des graines. Le vin est fabriqué à partir du fruit de la vigne. Et qu’est-ce que Dieu avait donné aux hommes comme nourriture à l’origine ? Dans la Genèse, il est dit que Dieu avait donné les graines des plantes herbacées qui portent semence, dont les céréales, et les fruits des arbres, dont le raisin, en disant « Ce sera votre nourriture » (Gen. 1,29).
C’est important de voir ce qui est dit à l’origine, car c’est le but ultime. On peut donc considérer que Dieu avait une intention en donnant au départ les graines et les fruits aux hommes. Dans les graines, Dieu avait prévu qu’Il se donnerait Lui-même en nourriture par l’intermédiaire du pain. Et dans le fruit de la vigne, Dieu avait prévu qu’Il se donnerait en breuvage par l’intermédiaire du vin. Ensuite, comme l’homme n’a pas répondu à ce qui lui était promis, Dieu s’est adapté, et c’est par condescendance qu’Il a permis de manger de la viande, au temps de Noé.
En Christ, toute la création devient sacrement : on pourrait aussi parler de l’eau du baptême, de l’huile pour l’onction (royale ou baptismale)…La dimension sacramentelle de la création est un thème très bien développé au 20e siècle par le père Alexandre Schmemann. Et si on parle de sacrement, cela veut dire qu’il y a un prêtre. Et qui est le prêtre des sacrements ? C’est l’homme, c’est nous tous qui avons une vocation sacerdotale, la vocation de rendre grâce à Dieu et de lui offrir ce qu’Il nous a donné. L’homme est le gardien et le prêtre de la création.
Voila donc pour ce qui est de la vision eucharistique, que le Patriarche Bartholomée propose comme réponse à la crise écologique. Cette vision, qui est profondément biblique, devrait être un motif puissant pour regarder notre environnement naturel autrement que pour le profit que l’on peut en tirer ou pour satisfaire nos convoitises. Ce monde nous est donné aussi, bien sûr, comme cadre pour que nous soyons heureux, en pourvoyant à nos besoins vitaux, mais avant tout comme moyen d’entrer en communion avec Dieu.
Le deuxième mot qu’il faut expliquer est le mot ascétique. On pourrait se demander pourquoi l’action de grâce dont on vient de parler ne suffit pas, pourquoi une ascèse est-elle nécessaire, surtout si on considère que l’ascèse consiste à se faire souffrir (mais ce n’est pas tout-à-fait notre vision de l’ascèse, comme je vais l’expliquer).
Pourquoi l’ascèse ? Parce que nous ne sommes plus dans le Paradis de nos premiers parents Adam et Eve depuis la transgression du commandement divin. Et nous ne sommes pas encore dans le Royaume inauguré par le Christ : nous pouvons déjà en avoir un avant-goût, nous en avons déjà des arrhes, pour reprendre un mot de saint Paul, mais nous ne sommes pas encore définitivement dedans. Le monde que nous connaissons et dans lequel nous vivons n’est pas le monde voulu par Dieu : c’est le monde déchu, un monde que l’homme, par son péché, a entraîné dans sa chute, et qui attend d’être délivré de la corruption, par le relèvement de l’homme. C’est ce qui est très bien exprimé par saint Paul dans ce passage de l’épitre aux Romains :
« Jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l'enfantement. Car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l'y a soumise, avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. » (Rom. 8,19-22)
Ces mots de Paul, sur la création qui souffre, n’ont jamais été plus actuels qu’aujourd’hui. La création souffre à cause du péché des hommes qui, au lieu de vivre en harmonie avec elle, en usent pour leur propre jouissance. On voit toutes les conséquences environnementales, que je n’ai pas besoin de rappeler : tous les dégâts produits dans l’environnement sont dus à une mauvaise conduite des hommes.
Il faut donc parler ici du péché. Ce mot n’est plus très à la mode chez nos contemporains, il reste pourtant très pertinent pour savoir ce que nous avons à combattre. Car c’est par le péché que l’humanité s’est livrée à une puissance étrangère, à un ennemi que le Christ appelle le Prince de ce monde (cf. Jean 12,31 ; 16,11), et en est devenue l’esclave. Ce péché, c’est celui d’Adam et Eve, lorsqu’ils ont succombé à la tentation en écoutant la parole du serpent qui leur promettait, de manière mensongère, d’être comme des dieux. Et ce péché initial continue à être notre péché, car nous sommes tous en Adam. Encore une fois, ce qui est dit à l’origine a valeur de prototype pour toute la suite : le péché d’Adam est notre péché. Ecoutons encore saint Paul, dans un passage bien connu, toujours dans l’épitre aux Romains :
« Nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais. (…) Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi. (…) Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de ma raison, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. » (Rom. 7,14-23)
La loi du péché, qui est dans mes membres et qui lutte contre la loi de ma raison, me rend captif et m’empêche de faire le bien que je voudrais ! Si on isole ce passage, on pourrait le lire de manière pessimiste, en conclure que si nous sommes condamnés à être pour toujours esclaves du péché, il n’y a pas d’issue. Mais si on lit l’œuvre de saint Paul dans son ensemble, on voit bien qu’il n’est pas pessimiste : son but n’est pas de nous décourager, mais de faire comprendre que nous avons un combat à mener.
Lorsque nous disons que le Christ nous sauve, cela signifie qu’Il nous libère de l’asservissement au péché. Mais pour que cette libération devienne effective en nous, il nous faut faire mourir le vieil homme et revêtir l’homme nouveau, le Christ, pour parler comme saint Paul (cf. Eph. 4,22-24 ; Col. 3,9-10). C’est le sens du baptême : « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ » (Gal. 3,27). Le Christ que nous avons revêtu a vaincu le péché et nous libère du péché, mais le vieil homme résiste et continue à faire valoir ses droits. C’est pourquoi nous avons un combat à mener pour nous détacher de la condition déchue en Adam et nous attacher au Christ. Car, nous dit encore saint Paul : « C'est pour la liberté que le Christ nous a affranchis. Demeurez donc fermes, et ne vous laissez pas mettre de nouveau sous le joug de la servitude » (Gal. 5,1). Le salut est un don gratuit, c’est la part de Dieu ; la part qui nous revient, c’est le combat.
Le combat est un thème très présent dans les épitres de Paul (comme d’ailleurs dans les psaumes et dans toute la Bible). Le péché se combat. C’est le seul « bon combat » (cf. 1 Tim. 1,18 ; 6,12). Dans le cas de la crise environnementale, par exemple, on pourrait dire : c’est la faute des pollueurs, il faut les taxer… Oui, peut-être qu’il faut le faire ! On pourrait dire : c’est la faute de nos institutions et de nos lois qui ne sont pas bonnes, il faut les changer… Oui, peut-être qu’il faut le faire ! Mais si, en amont, on ne change pas notre cœur, on ne parviendra pas à régler les problèmes. Donc le premier combat est à mener à l’intérieur de nous-mêmes. Car la cause profonde de tous les désordres est en nous. C’est ce que les pères appellent les passions. Et c’est de cela aussi que parle le patriarche Bartholomée. Je le cite encore une fois :
« La cause originelle de toutes nos difficultés réside dans l´égoïsme et dans le péché de l´homme. Ce qui est exigé de nous, ce ne sont pas de plus grandes compétences technologiques, mais un plus grand repentir, metanoia, dans le sens littéral du terme grec, qui signifie conversion du cœur. La cause première de notre péché à l´égard de l´environnement réside dans notre égoïsme et dans l´ordre de valeurs erroné que nous avons reçu en héritage et que nous acceptons sans aucun sens critique. Nous avons besoin d´une nouvelle façon de réfléchir sur nous-mêmes, sur notre relation avec le monde et avec Dieu. Sans cette conversion du cœur révolutionnaire, tous nos projets de conservation (de l’environnement), quelles que soient nos bonnes intentions, se révéleront inefficaces car nous ne nous occuperons que des symptômes, et non de leurs causes. » Patriarche Bartholomée : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clôture du Symposium sur Religion, science et environnement à Venise le 10 juin 2002.
Dans ce que nous acceptons sans aucun sens critique, le Patriarche pointe notre responsabilité. Car l’égoïsme et les autres péchés que nous avons reçu en héritage (d’Adam et Eve, si on reprend la symbolique biblique), nous avons toujours la liberté de les combattre.
Parmi les passions responsables des dégradations de l’environnement, le Patriarche cite l’égoïsme. Je crois qu’il faut aussi parler de la convoitise, un péché souvent mentionné dans la Bible. On le voit déjà dans l’Ancien Testament, dans les Psaumes, et de manière encore plus claire dans le Nouveau Testament. Dans la parabole du semeur, par exemple, le Seigneur dit de ceux qui reçoivent la semence parmi les épines : « Ce sont ceux qui écoutent la parole et en qui les soucis du siècle, la séduction des richesses et l’invasion des autres convoitises étouffent la Parole et la rendent infructueuse » (Marc 4,18-19). Saint Paul, de son côté, met souvent en garde contre les convoitises. Par exemple dans l’épitre aux Romains : « Que le péché ne règne donc pas dans votre corps mortel, et n'obéissez pas à ses convoitises » (Rom. 6,12). Ou bien encore : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et n'ayez pas soin de la chair pour en satisfaire les convoitises » (Rom. 13,14).
La convoitise a commencé avec le péché d’Adam et Eve lorsque, succombant à la tentation, ils ont consommé le fruit défendu, un fruit qui avait été donné par Dieu, non pas pour la consommation comme tous les autre fruits du jardin mais, pourrait-on dire, pour la contemplation. Ensuite la convoitise n’a fait que s’accroître, entraînant des conflits entre les hommes et tous les dégâts que nous constatons sur l’environnement.
Alors, pour combattre les passions, l’Eglise orthodoxe a développé une longue tradition ascétique. Le plus visible est la pratique du jeûne, plus ou moins strict selon les périodes, mais quand même à peu près la moitié des jours de l’année. Nous avons aussi les veilles et les prosternations, qui sont surtout pratiquées dans les monastères, mais aussi dans les paroisses en période de carême. Dans tout les cas, une certaine ascèse fait partie de notre vie chrétienne.
Pourquoi l’ascèse, quel est son sens ? Il faut savoir que le mot ascèse ne veut pas dire se faire souffrir. Ascèse, selon l’étymologie du mot, signifie exercice. On s’exerce par un travail sur soi, et c’est un combat.
Avec le jeûne, qui consiste à renoncer à certaines choses, il faut associer un autre mot clé : la sobriété. La pratique du jeûne est intermittente : on jeûne à certains moments déterminés, mais elle nous invite et nous exerce à cultiver cette attitude de sobriété qui doit être permanente.
En cette année 2022, la sobriété est entrée dans le discours politique. C’est nouveau ! Jusque-là, on entendait plutôt parler de pouvoir d’achat, de travailler plus pour gagner plus… C’est la consommation qui était une vertu. Il fallait consommer pour soutenir la croissance. La demande de pouvoir d’achat n’a pas disparu, mais on nous invite maintenant à la sobriété, sans dire comment concilier ces deux choses antagonistes !
Dans le contexte de 2022, il ne s’agit pas d’une sobriété considérée comme un bien en elle-même, mais contrainte par les conditions extérieures. Ce n’est pas d’abord par souci de protéger la planète qu’on appelle à la sobriété, mais pour répondre à la crise énergétique, avec la guerre en Ukraine et le chantage sur le gaz russe.
La sobriété va normalement à contre-courant du discours politique, elle n’y a pas sa place de manière naturelle, c’est par contrainte qu’elle y est venue. Mais pour nous, la sobriété ne doit pas être subie, mais choisie. Une sobriété choisie, en premier lieu, pour une question de liberté intérieure, par la maîtrise de soi.
Car, qu’est-ce que la liberté ? Selon une opinion courante, c’est la possibilité de satisfaire tous ses désirs. Mais ce n’est pas la vraie liberté, car si on veut satisfaire tous ses désirs, on en devient esclave. Les jeûnes et l’ascèse que nous pratiquons servent justement à maîtriser nos désirs : ce ne sont plus les désirs qui vont être maîtres de nous, mais c’est nous qui devons devenir maîtres de nos désirs. C’est cela la vraie liberté. Nous ne voulons pas non plus être soumis à des besoins artificiellement créés par un système économique qui tend à imposer sa loi. Toutes les publicités nous disent : les tentations, c’est bien, laissez-vous tenter par tel produit ou par telle expérience. Mais nous, nous savons que se laisser tenter, c’est perdre sa liberté.
Si nous renonçons à certaines choses, ce n’est donc pas pour avoir moins de vie, mais plus de vraie vie. L’ascèse ne doit donc pas être triste. Le christ nous dit par exemple : « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste » (Matth. 6,16). L’ascèse doit être joyeuse. Pierre Rabhi, qui est mort il y a quelques années, portait très fort cette idée de sobriété heureuse. Avec l’ascèse, nous devons être joyeux, avec la conscience de participer au combat victorieux du Christ. Bien sûr, cela nous demande des efforts, mais dans ces efforts, nous rejoignons déjà le Christ dans sa gloire.
On voit donc toute l’importance de la sobriété. Si je ne devais retenir qu’un seul mot, je crois que ce serait la sobriété. Elle est une réponse à la crise environnementale, en diminuant la pression sur les ressources naturelles. Mais avant même cela, elle est un facteur de liberté intérieure.
Elle est aussi un facteur de justice sociale. Parce que les ressources de la terre sont limitées. Et donc, si on consomme moins, on permet aux plus pauvres d’accéder à leur part de ressources vitales. Par contre, si ceux qui ont le plus de moyens s’accaparent tous les biens, que restera-t-il aux plus pauvres ? Donc la sobriété est une réponse aussi à la question de justice.
Cela m’amène au dernier point qui était dans le discours du Patriarche, et là je vais être beaucoup plus bref, car il y a un large consensus.
Nous sommes tous solidaires parce que nous appartenons tous à un même monde, nous sommes tous responsables de ce même monde, nous sommes tous liés les uns aux autres par le fait que nous habitons ce même monde, un monde qui nous est donné comme don à partager. C’est une idée qui est largement partagée aujourd’hui par les catholiques, les protestants et les orthodoxes : la création est un don à partager.
De même que la sobriété, la solidarité est aussi un combat. Il s’agit de combattre l’égoïsme et de cultiver l’altruisme. Dans le champ politique, on va plutôt parler de justice sociale. Certes, nous devons tous avoir le souci d’une certaine justice sociale. Mais l’objectif de l’Evangile est plus élevé qu’une simple justice sociale. Nous connaissons tous le grand commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (cf. Matth. 19,19 ; 22,39…). Aimer son prochain comme soi-même, c’est souhaiter pour tous le bien que l’on désire pour soi-même. C’est avoir le souci des autres, le souci de tous, autant que de soi-même. Ce même commandement évangélique est magnifiquement exprimé par saint Paul dans une formule que j’aime beaucoup : « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent et pleurez avec ceux qui pleurent » (Rom. 12,15). Cela veut dire que si quelqu’un est heureux, cela me rend heureux ; si quelqu’un souffre, cela me fait souffrir.
Si on entre dans cette attitude du cœur, avec tous les moyens spirituels, avec tous les moyens de la foi, alors on se rapproche de la ressemblance à Dieu. « Aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer, et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très-Haut, car Il est bon pour les ingrats et pour les méchants. Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux », nous dit le Seigneur (Luc 6,35-36).
Evidemment, nous sommes faibles pour aimer comme le Christ nous le demande, et nous avons besoin de son aide. Mais si vraiment le Christ habite en nous, alors nous pouvons entrer dans cette attitude. Et à partir de là, on n’a plus besoin d’agir par soumission à des obligations extérieures, par crainte de sanctions si on fait mal le tri des déchets, si on chauffe trop son appartement, etc. On n’est plus dans un discours culpabilisant, parce que, si on entre dans cette attitude d’avoir le souci des autres, alors on va trouver le bon comportement pour une meilleure justice, on va trouver le bon comportement pour moins peser sur l’environnement et pour le protéger.
Avant de trouver des solutions techniques, nous avons donc besoin d’une nouvelle vision, d’une conversion, pour retrouver une relation juste avec Dieu, avec notre prochain et avec toute la création. Cette conversion ne doit pas être envisagée comme une perte, comme un appauvrissement, mais au contraire comme un processus qui nous ouvre des perspectives.